Alorsarme-toi de courage et travaille bien ! Écoute ce qu'une vieille femme qui va mourir a à te dire : apprends à lire, apprends à écrire, apprends à compter, apprends à parler. Apprends. C'est ta seule chance de ne pas nous ressembler. Apprends. Promets-le-moi. Nawal. Je te le promets. Nazira. Ils m'enterreront dans deux jours. Ils me mettront en terre, le visage tourné vers le ciel
Commentapprend-on à écrire en sciences sociales ? Par quels dispositifs ouvrir cette pratique à notre réflexion ? Les sciences sociales articulent de multiples opérations de recherche : l'enquête, le traitement des matériaux et leur utilisation dans une analyse mobilisent de nombreuses formes d'écriture. Ainsi, écrire est une opération de recherche et de pensée.
0oGAmvw. REPÈRES HISTORIQUES Stendhal a emprunté son canevas initial à l'actualité, s'inspirant del'histoire d'Antoine Berthet, originaire du village de Brangues, étudiantaux séminaires de Grenoble et de Belley, guillotiné à Grenoble, le 23février 1828, pour tentative d'assassinat sur la personne de Mme ce fait divers, Stendhal avait eu connaissance par les comptes rendusproposés par _La Gazette des Tribunaux _, notamment les 28, 29, 30,31 décembre 1827, et 29 février 1828. Ces textes sont reproduits enappendice dans le tome II des _ Romans_, de la collection  L'Intégrale »,Seuil, 1969, pp. 649-656. L'idée d'un roman serait venue à l'auteur enoctobre 1829 ; le titre du roman, en mai 1830 le Rouge pour signifierles idées républicaines de Julien; le Noir, la soutane qu'il porta unmoment. A partir du mois de mai, et jusqu'en novembre, Stendhal faitcomposer par l'éditeur les chapitres au fur et à mesure qu'il les é est interrompue entre le 25 juillet et le 4 août 1830, pourcause de révolution. Le 6 novembre, Stendhal part pour l'Italie, occuperson poste de consul à Civita-Vecchia, où le nouveau régime l'a nommé.L'édition originale, en 2 volumes, paraÃt au début de décembre 1830 ;Stendhal n'a pas revu les épreuves des derniers chapitres avant son dé seconde édition, en 6 volumes, paraÃtra en Stendhal avait publié son premier roman _ Armance _, en août1827 ; son autre grand roman, _ La Chartreuse de Parme _ verra le jour enavril 1839 - deux textes accessibles sur le site de l'ABU. Stendhal devaitmourir à Paris le 23 mars 1842. RESUME DU ROMAN LIVRE PREMIER Chapitre 1 Description de la petite ville de Verrières. Son aisance. Portrait dumaire, installé depuis 1815 M. de Rênal, propriétaire de la fabrique declous. Pour agrandir ses jardins, M. de Rênal a dû négocier ferme avec lepropriétaire de la scierie M. Sorel, père de Julien. Tyrannie del'opinion à Verrières. Chapitre 2 La promenade de Verrières le Cours de la Fidélité, embellie par M. deRênal, enclenche une rêverie poétique de l'auteur la vue sur la campagney est somptueuse, quoique l'autoritarisme du maire ordonne une tailleimpitoyable des platanes tous les ans. Dans cette ville, l'utilité etl'argent règnent en maÃtres. Depuis peu, les notables redoutent l'arrivéed'un Parisien, dont les dénonciations, dans les journaux libéraux,pourraient leur attirer quelques ennuis. Chapitre 3 Le Parisien en inspection est guidé par l'abbé Chélan, à qui les autoritésreprochent cette complaisance, qui pourrait lui coûter sa place. Poursoutenir son rang, M. de Rênal songe à engager Julien Sorel commeprécepteur de ses enfants. Portrait de Mme de Rênal une âme naïve, qui nes'avoue pas qu'elle s'ennuie auprès de son mari. Chapitre 4 Pour négocier l'engagement de Julien, M. de Rênal rend visite au PèreSorel. Au lieu de surveiller la scie, le jeune homme est en train de lirele _ Mémorial de Sainte-Hélène _, activité odieuse à son père, qui ne saitpas lire. Portrait de Julien, plutôt maladif, et qui hait son entouragefamilial. Chapitre 5 Lorsque son père lui annonce son engagement, Julien fait aussitôt connaÃtrequ'il n'acceptera pas de manger avec les domestiques - opinion qui luivient de la lecture des _ Confessions _ de Rousseau. Négociation finaude duPère Sorel avec M. de Rênal, au terme de laquelle il parvient à fairemonter appointements et avantages en nature. L'accord conclu, Julien partau château, occasion de dévoiler ses projets ambitieux, et la conduitehypocrite dont il les voile dans cette époque de Restauration, il vise lavoie royale, qu'est la prêtrise. En passant par l'église, Julien y découvreune coupure de journal relatant l'exécution à Besançon d'un certain Lurel,dont le nom rime avec le sien. Chez elle, Mme de Rênal redoute, pour sesenfants, l'arrivée d'un précepteur, sale et mal vêtu, qui les fouettera. Chapitre 6 Sa stupeur à l'arrivée de Julien, dont elle remarque la beauté. M. de Rênaltransmet au nouvel employé ses instructions, et l'emmène chez le tailleurpour lui acheter un habit noir il ne doit pas être vu en veste par lesautres domestiques. Présentation de Julien aux enfants. Julien s'acquiertune gloire instantanée en récitant par coeur des pages entières du LivreSaint. Chapitre 7 Julien commence à s'attirer la jalousie des domestiques, mais aussi de directeur du dépôt de mendicité, qui courtise Mme de pour lesquelles Mme de Rênal commence à s'attacher à Julien inexpérience de la vie, due à son éducation de couvent. Comme la vie deprovince n'est pas guidée par les romans, tout y progresse plus vie de Julien se passe en petites négociations, comme l'art de faireadmettre à M. de Rênal de prendre un abonnement chez le librairie libéral,sous le nom d'un des domestiques. Ignorante de l'amour, Mme de Rênal vitces moments heureux dans l'innocence. Chapitre 8 A la suite d'un héritage, Elisa, la femme de chambre prétend épouserJulien, mais celui-ci fait savoir que ce mariage ne lui convient de l'abbé Chélan, surpris d'un tel refus, et joie de Mme deRênal lorsqu'elle l'apprend. C'est alors qu'elle commence à s'interrogersur l'amour qu'elle pourrait bien porter à Julien. Avec les beaux jours, Rênal transporte sa famille dans son château de Vergy. On y fait lachasse aux papillons, et Mme de Rênal se surprend à faire la coquette, sansy avoir pensé. Bientôt, elle installe à Vergy sa cousine, Mme entraÃne les deux femmes vers les points de vue sublimes de larégion. Un soir, par hasard, il vient à toucher la main de Mme de Rênal,qu'elle lui retire aussitôt. Alors, Julien se fait un devoir de lareconquérir. Chapitre 9 Il aborde la situation comme une bataille à gagner. A dix heures sonnantes,il passe à l'acte, et se saisit de la main de Mme de Rênal, qui en esttransportée. De manière inopinée, le lendemain, M. de Rênal se présente auchâteau. Il est venu faire remplacer les paillasses de la maison. Cettenouvelle effraie Julien qui a caché dans son lit un portrait de Napolé supplie Mme de Rênal de mettre ce portrait accusateur en sûreté, sans yjeter un regard. Elle s'exécute, non sans ressentir les premières atteintesde la jalousie. Chapitre 10 En froid avec M. de Rênal, Julien sollicite un congé pour se rendre auprèsde l'abbé Chélan. Sur le chemin de Verrières, Julien laisse aller sasensibilité devant les beautés de la nature, et donne libre cours à sesprojets de destinée ambitieuse. Chapitre 11 Julien se donne pour défi de prendre la main de Mme Rênal en présence,cette fois, de son époux. C'est une autre victoire. Cependant sa vraiepassion est encore pour Napoléon. De son côté, Mme de Rênal commence à passer par des alternatives de passion naïve et d'effroi moral devant cesentiment. Elle traverse une nuit de délire. Chapitre 12 Au moment de partir pour rendre visite à son ami Fouqué, Julien est surprispar l'accueil glacial de Mme de Rênal. Il décide de répliquer par lafroideur. Quand elle apprend le voyage de Julien, Mme de Rênal, blessée, semet au lit. Cheminant dans la montagne, Julien s'arrête dans une grotte, ets'y livre au plaisir d'écrire en liberté ambitieuses rêveries de vieparisienne. Après avoir brûlé ses écrits, Julien arrive à une heure dumatin chez Fouqué, qui lui propose de devenir son associé dans son commercede bois. Ayant évalué la proposition durant la nuit, Julien la refuse,prenant prétexte d'une irrésistible vocation religieuse. En fait, ilredoute que plusieurs années de cette vie mercantile n'émoussent sa volontéde parvenir. Chapitre 13 De ce voyage, Julien revient mûri. Mme de Rênal se fait coquette, et à cedétail, sa cousine, Mme Derville, comprend qu'elle est amoureuse. CommeJulien paraÃt se détacher d'elle, Mme de Rênal va jusqu'à reprendre la mainde Julien. Ce geste le persuade qu'il est aimé. Il décide de faire de Mmede Rênal sa maÃtresse. Mais au lieu de répondre spontanément à la passionde Mme de Rênal, il entreprend de la faire souffrir, par esprit de revanchesociale il lui laisse entendre qu'il devra quitter Verrières, parce qu'ill'aime et que cette passion est incompatible avec l'état de prêtre. N'ayantpas connu l'éducation sentimentale procurée par la lecture des romans, Mmede Rênal croit pouvoir se jurer qu'elle n'accordera rien à Julien. Chapitre 14 Avec gaucherie, Julien, qui se prend pour une Don Juan, s'efforce de mettreen pratique un plan de séduction, et parvient à enlever un baiser à Mme deRênal, mais celle-ci en est effrayée. En présence du sous-préfet Maugiron,Julien presse le pied de Mme de Rênal, qui parvientà tromper l'attention enlaissant tomber ses ciseaux. A Verrières, l'abbé Chélan déménage il vientd'être destitué et remplacé par l'abbé Maslon. Fâché par cette injusticeau sein de l'Eglise, et par prudence, Julien écrit à Fouqué pour se ménagerla possibilité de revenir au commerce. Chapitre 15Julien somme Mme de Rênal de le recevoir dans sa chambre à deux heures dumatin - mais il tremble qu'elle accepte. Le moment venu, il s'y rend, ense demandant ce qu'il pourra bien y faire. En y entrant, il se jette à sespieds et fond en larmes. Sa maladresse l'aide à triompher des réserves deMme de Rênal, mais il ne sait pas goûter simplement le bonheur qui seprésente il continue de se contraindre à jouer le rôle du séducteur. Mmede Rênal, quant à elle, vit l'événement avec un déchirement moral. Chapitre 16 Le lendemain, en société, Julien est la prudence même, mais sa froideuralarme Mme de Rênal. Elle craint d'avoir découragé le jeune homme derevenir dans sa chambre. Ce second soir, il commence à s'apercevoir descharmes de Mme de Rênal, et à céder au plaisir d'aimer. En dépit de ladifférence d'age qui inquiète Mme de Rênal, Julien, en peu de jours, tombecomplètement amoureux. De son côté, sa maÃtresse s'émerveille d'unsentiment qu'elle n'a jamais soupçonné auparavant. Elle imagine la vied'épouse qu'elle eût pu vivre à ses côtés. Julien est tenté de lui avoueren confiance l'ambition de sa vie. Chapitre 17 Julien regrette Napoléon, qui permit à la jeunesse pauvre de s'élever. Desremarques de Mme De Rênal, il reçoit une première éducation sur la société intrigues pour la nomination du premier adjoint de Verrières ; réunionsde la Loge maçonnique. Mme de Rênal ne se lasse pas d'admirer l'avenirqu'elle entrevoit pour Julien. Chapitre 18 On apprend inopinément la venue d'un roi à Verrières. Aussitôt la petiteville, en ébullition, se prépare à un défilé militaire. Julien s'imagineque Mme de Rênal, toute occupée de préparatifs vaniteux, ne songe plus à l'aimer. Il la surprend sortant de sa chambre et emportant un des sesvêtements. C'est qu'elle a le projet fou de le faire nommer dans la garded'honneur et de lui faire tailler un uniforme neuf. Cependant, M. de Rênalcontraint le nouveau curé à accepter que figure l'abbé Chélan dans lecortège. Il est en effet l'ami de M. de la Mole, le ministre, quiaccompagnera le roi. Et son tempérament satirique serait capabled'infliger un soufflet à l'administration municipale, s'il ne rencontraitpas l'abbé Chélan. Lors de la cérémonie, la présence de Julien parmi lesgardes fait sensation et suscite l'indignation. Julien, lui, est au comblede la joie ; il se prend pour un officier de Napoléon. En peu de temps,Julien court se changer pour revêtir l'habit ecclésiastique, afin de setrouver à la cérémonie de vénération des reliques de Saint Clément. Là , leclergé réuni attend l'évêque d'Agde qui doit montrer les reliques au Chélan, en tant que doyen, est dépêché pour le chercher ; Julienl'accompagne. Errant dans l'antique abbaye, Julien parvient dans une salleoù le jeune évêque, placé devant un miroir, s'exerce aux béné se propose d'aller chercher sa mitre, qui a souffert du par les manières charmantes de l'évêque, Julien l'accompagne lorsde la cérémonie, qu'il trouve magnifique. Son ambition ecclésiastique s'entrouve ravivée. Pour la première fois, Julien aperçoit fugitivement M. dela Mole. Plus tard, il accompagne l'abbé Chélan jusqu'à la chapelleardente. Splendeur éblouissante de la mise en scène, et exhortationrhétorique de l'évêque aux jeunes filles dans l'assistance. Chapitre 19 Ce qui surnage de cette fête, c'est l'indignation contre Julien, et contreMme de Rênal, qu'on suspecte d'avoir favorisé l'épisode de l'habitmilitaire. A peu de temps de là , le fils de Mme de Rênal tombe malade, etcette maladie suscite les remords de sa mère, désormais consciente de safaute. Elle demande à Julien de fuir cette maison, rendant sa présenceresponsable de son malheur familial. Un jour que l'enfant estau plus mal,Mme de Rênal se jette aux pieds de son mari, sur le point de lui avouer saliaison. Mme de Rênal est alors prête à une humiliation publique poursauver son fils. Julien parvient à la dissuader d'une telle démarche. Ilpropose de faire lui-même retraite à l'abbaye ; au bout de deux jours, ilest rappelé. Stanislas guérit, mais les remords restent. Julien tombe alorsdans toutes les folies de l'amour. Cependant, Elisa, la femme de chambre,révèle à Valenod la liaison de sa maÃtresse, et le lendemain, une lettreanonyme en avertit M. de Rênal. Chapitre 20Pour l'entretenir de cette lettre anonyme, Mme de Rênal tente de se rendre,de nuit, à la chambre de Julien. Mais celui-ci croit prudent de la luirefuser. Aussitôt, Mme de Rênal lui écrit une lettre, où elle expose unplan de défense contre la lettre anonyme elle demande à Julien d'enécrire une à son époux, dont elle dicte les termes. Julien se retirera à Verrières, courtisera la bonne société et fera croire que Valenod est surle point de l'engager, comme précepteur de ses propres enfants. M. de Rênalne devrait pas supporter cette perspective, ce qui ferait revenir Julien à Vergy, maison de campagne des Rênal. Chapitre 21Crise intérieure de M. de Rênal, qui passe la nuit dans les incertitudes,et délibère sur la conduite à tenir. Il pense dresser un piège pours'assurer de la véridicité des faits. Mais, au retour de la messe, sonépouse lui remet la lettre anonyme confectionnée par Julien, et parvient à détourner ses soupçons sur Valenod, dont elle le pousse à lire les lettresà elle adressées dans le passé. Dans sa hâte à se les procurer, M. de Rênalva jusqu'à briser le secrétaire de sa femme. A la fin, Mme de Rênal obtientla réalisation de son plan Julien se voit accorder un congé de quinzejours à Verrières. Chapitre 22 A Verrières, Julien reçoit la visite du sous-préfet Maugiron, qui luipropose un poste de précepteur à 800 F. Julien s'empresse de demanderconseil à M. de Rênal et fait confidence de la proposition à M. à déjeuner chez Valenod, avec quelques notables libéraux, on luidemande une démonstration de son savoir réciter par coeur la Bible enlatin, ce qui provoque l'admiration de l'assistance. Après s'être retiré,Julien exprime son mépris des gens vulgaires, et manifeste des affinitésavec le mode de vie aristocratique des Rênal. Un jour, Mme de Rênal lesurprend à Verrières où elle est venue pour des courses. Moments charmants,interrompus par l'air soupçonneux du mari. Analyse de la situationpolitique de Valenod et de ses intrigues locales. Chapitre 23Affaire de l'adjudication de la maison de Verrières, qui échappe aux viséesdu maire. Julien, qui assistait à l'adjudication, se fait traiter d'espionde M. de Rênal. Le soir, survient le chanteur Geronimo, qui déridel'atmosphère. Il raconte son histoire par quelle tromperie, il s'est faitchasser du conservatoire de Naples, pour se faire engager comme chanteur auSan Carlino. Mme de Rênal se laisse aller à rêver une vie conjugale avecJulien, si elle se trouvait veuve de M. de Rênal. Cependant toute la villes'entretient de ses amours avec Julien. La servante Elisa, ayant faitconnaÃtre en confession à l'abbé Chélan les amours de Julien, l'abbé exigeque celui-ci quitte Verrières pour le séminaire. Afin d'apaiser l'amertumede sa maÃtresse, Julien lui promet de revenir la voir régulièrement. Quantà M. de Rênal, il envisage un duel avec Valenod, mais son épouse l'endissuade et lui fait accepter l'idée que Julien entre au sé lettre anonyme, qui pousse Rênal à acheter des pistolets pour unduel. De nouveau, son épouse l'en dissuade et convainc M. De Rênald'accorder à Julien les 600 F de sa pension au séminaire. Le jeune hommen'accepte qu'à grand peine, considérant cette somme comme un prêtremboursable. Trois jours après son départ pour Besançon, Julien revient,de nuit, visiter Mme de Rênal. Mais celle-ci, persuadée qu'il s'agit deleur dernière rencontre, reste d'une froideur de glace. Chapitre 24A Besançon, Julien fait d'abord le tour de sa citadelle, pour flatter sesambitions militaires, puis entre dans un café où l'on joue au billard, etentame la conversation avec la jeune dame de comptoir Amanda regarde de travers un homme qui vient d'entrer, qu'Amanda présentecomme son beau-frère, et qui est sans doute son amant ; il envisage unduel. Amanda parvient à le faire quitter les lieux. Avant d'entrer auséminaire, Julien prend la précaution de déposer ses vêtements bourgeoisdans une auberge. Chapitre 25Arrivé au séminaire, Julien est introduit dans le bureau de l'abbé Pirard,son directeur. Atterré par l'atmosphère du lieu, il se trouve mal. Revenu à lui, il peut s'entretenir avec l'abbé, qui lit une lettre de recommandationrédigée par l'abbé Chélan. Suit une conversation en latin, durant laquellel'abbé Pirard sonde l'éducation théologique du jeune homme. Après troisheures d'entretien, Julien est conduit à sa chambre, dont la vue donne surla campagne. Chapitre 26 Julien se choisit pour confesseur l'abbé Pirard - une é des autres séminaristes. L'abbé Pirard intercepte des lettresd'amour adressées, de Dijon, à Julien. Visite de Fouqué, qui apprend queMme de Rênal a sombré dans la dévotion. Julien ne tarde pas à s'apercevoirque sa conduite, son ardeur à l'étude, lui ont aliéné la sympathie de sescondisciples. Pour la regagner, il s'efforce à l'hypocrisie et à lamédiocrité dévote. Mais comme il ne se réjouit pas de la choucroute qui estservie, il se fait mépriser. Un jour, il est convoqué dans le bureau del'abbé Pirard, pour répondre d'une délation on a trouvé dans sa malle unecarte où sont portées des indications relatives à Amanda Binet. Chapitre 27 Les malheurs de Julien en butte à l'incompréhension de ses collègues,occupés de cures avantageuses, et jaloux de sa supériorité intellectuelle. Chapitre 28 Julien est mandé à la cathédrale pour préparer les tentures de laFête-Dieu. De ce labeur, il s'acquitte avec maestria, suscitant lareconnaissance de l'abbé Chas. Julien participe avec exaltation à laprocession. Tandis qu'il garde une partie désertée de l'édifice, ilremarque deux dames près d'un confessionnal. L'une d'elle est Mme de Rênal,qui s'évanouit à sa vue. Chapitre 29L'abbé Pirard fait appeler Julien. C'est pour lui accorder un privilège il le fait répétiteur pour le Nouveau et l'Ancien Testament, et lui révèlecombien il tient à lui. S'ensuit un moment d'émotion sincère. Mais auxexamens, Julien est victime d'un piège du grand vicaire de Frilaire, qui lefait trop parler sur Horace, un auteur profane! Un jour Julien reçoit unelettre de Paris qui lui envoie une somme d'argent, et lui demande decontinuer ses études brillantes. Explication M. de la Mole, encorrespondance avec Pirard sur certaine affaire, cherche à le remercier desservices rendus. Il lui propose, par une lettre, de s'installer à Paris, oùil lui trouvera une cure tranquille. Pirard rédige sa lettre de démissiondu séminaire à l'adresse de l'évêque, et envoie Julien la porter. Celui-ci,ému de ce départ, met à sa disposition ses 600 F d'économie. A l'évêché,Julien s'entretient avec l'évêque, qui, charmé de sa connaissance despoètes latins, lui fait cadeau des oeuvres de Tacite. L'abbé Pirard netarde pas à quitter Besançon, nommé à une cure magnifique dans les environsde Paris. Chapitre 30A Paris, le marquis de La Mole propose à l'abbé Pirard de devenir sonsecrétaire, richement appointé, et de s'occuper de ses procès enFranche-Comté. Déclinant cette offre, l'abbé propose les services deJulien, qui reçoit une lettre le convoquant à Paris, avec les fondsnécessaires à son déplacement. Avant de quitter la Franche-Comté, Julien serend chez Fouqué, qui ne se montre pas enthousiaste de cette promotion, etrencontre l'abbé Chélan, qui lui intime l'ordre de quitter Verrières sansrevoir personne. Mais Julien renvoie son cheval et, au prix d'une audacefolle, escaladant la façade du château par une échelle jusqu'à parvenir à la chambre de Mme de Rênal. Celle-ci commence par lerepousser, lui racontece qu'a été sa vie, puis Julien, à son tour, fait le récit des tracasseriesauxquelles il a été en butte au séminaire. Le ton de l'intimité se rétablitentre eux. Après trois heures d'entretien, Mme de Rênal finit par céder auxinstances de Julien, lui propose même de rester une journée de plus auprèsd'elle, caché dans sa chambre. Mme de Rênal se charge de faire disparaÃtrel'échelle, qu'un domestique ira cacher dans le grenier. Julien passe ainsila journée enfermé dans la chambre de Mme Derville. Le soir, ils dÃnentensemble dans la chambre de Mme de Rênal, lorsque surgit l'époux. Julien sedissimule sous le canapé, de sorte que M. de Rênal ne s'aperçoit pas de saprésence. Mais, dans la nuit, à nouveau M. de Rênal tambourine à la portede sa femme il craint un voleur, après la découverte de l'échelle. Juliensaute par la fenêtre, et parvient à s'enfuir, tandis que les ballessifflent à ses oreilles. LIVRE SECOND Chapitre 1Dans la malle-poste vers Partis, conversation entre Falcoz et Saint-Giraud,lequel fuit les tracasseries politiques de la province, et clame sonanimosité à l'égard de Bonaparte, qu'il juge responsable du rétablissementdes anciennes hiérarchies sociales. Julien, quant à lui, dès son arrivée à Paris, et pour satisfaire à sa passion bonapartiste, se rend en pèlerinageà la Malmaison. Plus tard, il revoit l'abbé Pirard, qui l'informe du modede vie qui sera le sien chez le marquis de La Mole, et fait son instructionmorale relativement à la vie parisienne. Eblouissement de Julien à sonarrivée à l'hôtel de La Mole. Chapitre 2 Premier et bref entretien de Julien avec le marquis. L'habit Pirard lequitte en le laissant aux soins du tailleur qui lui confectionnera unhabit. Lors de son premier dÃner, Julien parvient à se faire remarquer parsa culture et son à -propos. Chapitre 3Prise de contact avec les enfants de la famille Norbert et Mathilde. Ilse fait remarquer d'une autre manière en tombant de cheval! Mais lelendemain, crânement, il remonte et parvient à effectuer la sortie sansincident. Chapitre 4Atmosphère du salon de l'hôtel de La Mole magnificence et des dialogues de moquerie légère qui s'y entendent. Chapitre 5Julien capte la confiance du marquis qui, de plus en plus, lui confie sesaffaires épineuses à débrouiller. Cependant, Julien se sent tenu à l'écartet éprouve un sentiment de solitude. Chapitre 6 Un jour, il s'estime injurié par un certain regard jeté dans un café, etprovoque le personnage en duel. Mais le lendemain, lorsqu'il se rend audomicile indiqué, il ne trouve qu'un dandy, qui n'est pas son personnage ;le duel ne peut donc avoir lieu. A la sortie, Julien reconnaÃt sonagresseur, qui n'est autre que le cocher de la maison. Du coup, son maÃtreconsent au duel, dans lequel Julien est légèrement blessé. Pour ne pasavoir l'air de s'être battu avec un homme de rien, son adversaire faitcourir le bruit que Julien est le fils naturel du marquis de La Mole. A peude temps de là , ce dernier consent à cette fable, qui peut lui être utile à l'avenir, et invite Julien à se frotter davantage au beau monde. Chapitre 7 Le marquis envoie Julien en Angleterre, pour qu'il y fréquente l'ambassadede France. Au retour, il lui remet une décoration. Valenod, devenu maire deVerrières, en remplacement de M. de Rênal, vient à Paris et se faitprésenter au marquis de La Mole. A cette occasion, Julien réclame la placede directeur du dépôt de mendicité de Verrières pour son père. Il prendconscience des compromissions dans lesquelles il lui faut entrer. Chapitre 8 Julien transformé en dandy voit arriver Mme de La Mole et sa fille, retourd'Hyères. Mlle de la Mole lui demande d'assister avec son frère Norbert auprochain bal de M. de Retz. Magnificence de cet hôtel, et de la fête quis'y tient. Julien capte quelques échantillons de conversation sur la beautédes jeunes femmes présentes, dont Mathilde est la reine. Elle fait assautd'érudition avec Julien, et, à propos du comte Altamira, conspirateurlibéral, fait réflexion que la peine de mort est la seule grandeur qui nes'achète pas. Cependant, Julien procède à une évaluation du personnage deMathilde, contre laquelle il était fâché depuis l'ordre intimé d'aller aubal. L'entretien avec Altamira déçoit Mathilde. Elle ne cesse de faireréflexion sur l'existence d'ennui qui l'attend avec le convenable etconventionnel marquis de Croisenois, qu'elle doit épouser. Chapitre 9Au bal, Mathilde se désennuie de ces mondanités en prêtant attention auxpropos de Julien, qu'elle entend parler de Danton avec Altamira, qui sesait menacé d'extradition et de pendaison dans son pays. Propos de cynismepolitique d'Altamira. Les deux hommes ignorent les réactions de Mathildequi s'efforce de s'insinuer dans la conversation. Réflexions d'Altamira surles salons parisiens l'esprit y fait défaut; on l'emprisonne; et lavanité y règne. En plébéien révolté, Julien médite sur Marino Faliero uneconspiration a pour effet d'effacer les différences de classe. Il passe lanuit à lire l'histoire de la Révolution. Le lendemain, s'étant présentée à la bibliothèque, Mathilde parvient à peine à se faire remarquer de Julien,qui finit par dévoiler ses pensées révolutionnaires et s'interroger surl'opportunité de la violence dans les révolutions. Chapitre 10 En la comparant avec l'affectation de Mathilde, Julien se souvient avecnostalgie du naturel des sentiments vrais dont faisait preuve Mme de Rênalà son égard. Après un dÃner où il a vu Mathilde en habit de deuil, Juliense fait expliquer par un académicien familier de la maison les raisons dece rite il commémore de la décapitation en place de grève d'un des aïeuxde La Mole, en 1574. Peu à peu Julien s'efforce de sortir de son rôle deconfident passif. Mathilde affectionne les temps héroïques de la Ligue. Peuà peu, Julien se départit de sa réserve blessée d'homme pauvre, et entredans le ton des confidences. Il surprend en Mathilde un air doux à sonégard. Incertitudes de Julien quant aux dispositions amoureuses de la jeunefemme à son encontre l'aime-t-elle vraiment ? Chapitre 11Ironies de Mathilde face à ses prétendants insipides. Face à l'ennui qu'ilslui inspirent, elle prend de l'intérêt dans la compagnie de Julien. C'est à ce moment que Mathilde décide qu'elle l'aimera. Chapitre 12Spéculations de la jeune femme sur cette liaison héroïsme solitaire dujeune homme pauvre. Son frère l'avertit qu'en cas de révolution, il lesguillotinera tous. Mathilde fait la comparaison entre les jeunes gensconvenables de son monde, et l'énergie de Julien. Avantage à les jeunes aristocrates se liguent pour contrebattre la bonneopinion que Mathilde a de cet intrus. Mais elle les couvre de sarcasmes ;leur confusion. A son tour, Mathilde se demande si Julien voit en elle uneamie, ou bien s'il est question d'amour. Ce sujet de préoccupation chasseen elle tout ennui. Quant à elle, elle décide de se livrer à une grandepassion. Chapitre lendemain, Julien a le soupçon qu'on veuille se moquer de lui. Mais ils'aperçoit que Mathilde partage avec lui des comportements d'hypocrisie elle lit, comme lui, Voltaire en cachette, et détourne les mémoireshostiles à la politique du trône et de l'autel que fait acheter secrètementson père. Il la voit comme un Machiavel, l'accomplissement de lascélératesse parisienne. Cependant, incertain quant au sort qu'on luiréserve, Julien prend le parti de quitter la place pour un voyage enLanguedoc. Mathilde parvient à lui faire différer son départ. D'elle, ilreçoit une lettre, qui est une déclaration d'amour. Réaction orgueilleusede Julien. Un moment de vertu est vite balayé par la haine de classe sonmérite l'emporte sur celui d'un Croisenois! Par précaution Julien envoie lalettre de Mathilde à son ami Fouqué, dissimulée dans une Bible. C'est dansl'ivresse qu'il répond à la jeune femme. Chapitre 14 Période d'hésitations et de doutes de Mathilde quant à son amour pourJulien. Considérations sur le courage relatif des hommes d'aujourd'hui parrapport à celui des hommes du XVIe siècle. Elle se souvient avec inquiétudedu temps où elle se permettait la hardiesse d'écrire aux jeunes gens à lamode. Mathilde mesure l'énormité de son audace au cas où Julien seservirait de la prise qu'elle lui donnait sur elle. Le lendemain matin,Julien remet sa réponse. Pour lui, un bataille se prépare, contre l'orgueilde la naissance, et il se reproche de n'être point parti. Nouvel échange delettres entre les jeunes gens. Puis un troisième, et cette fois, Mathildedemande à Julien de la rejoindre dans sa chambre, la nuit, au moyen d'uneéchelle. Chapitre 15 Julien mesure l'imprudence ; il croit à un piège, décide de ne pas mêmerépondre, et de partir en voyage. Mais bientôt il balance entre la prudenceet l'audace, et place les lettres de Mathilde en lieu sûr, car ses ennemispourraient tenter de les récupérer sur lui, en cas d'attaque. En attendantle moment d'agir, il rédige un petit mémoire justificatif de sa conduite,au cas où il lui arriverait malheur dans l'événement, et l'expédie à Fouqué, avec ordre de le publier en cas d'accident. Au dÃner qui précède,Julien s'avoue qu'il a peur de ce qui peut advenir. Plus tard, il vérifiel'échelle, et fait la comparaison avec l'épisode semblable de Verrières à ce moment-là , il était sûr des intentions de Mme de Rênal. Chapitre 16 Julien se prépare à son entreprise nocturne, et prend soin d'observer lecomportement des domestiques, qui pourraient tomber sur lui. Leurcomportement festin le rassure. Néanmoins, il a peur. A une heure du matin,par l'échelle, il accède à la chambre de Mathilde, qui l'attendait. Ellecommence par se refuser à ses avances, et lui demande de renvoyer l'échelleau moyen d'une corde, pour ne pas casser les vitres des salons encontrebas. Grand embarras pour tous deux. Mathilde réclame ses lettres ;Julien détaille les précautions qu'il a prises. Réaction enflammée deMathilde, qui ne se refuse plus qu'à demi. Nul bonheur amoureux pour Juliendans cette situation, rien que des satisfactions d'ambitieux, de voir plierune fille de haute naissance. De son côté, Mathilde commence à sentir lafolie qu'elle a faite, qui la livre à Julien, et elle en souffreintérieurement. C'est par devoir, et non par tendresse, que Mathildedevient enfin sa maÃtresse, mais plus par un acte volontaire que par élanvéritable. Nuit plus singulière qu'exaltante pour Julien. A la fin,Mathilde en est encore à se demander si elle l'aime. Chapitre 17 Les jours suivants, elle affecte la plus grande froideur. Julien se perd enconjecture sur les motifs de cette conduite. En fait, Mathilde est en proieaux fureurs de la vanité elle s'est donnée un maÃtre ; Julien est lepremier amour de sa vie. Au bout de quelque temps, leur dialogue tourne à la haine et au dépit. A partir du moment où Julien se voit brouillédéfinitivement avec Mathilde, il se met à l'aimer passionnément. Sur lepoint de partir pour le Midi, il la rencontre dans la bibliothèque. Sur unmot insolent, Julien, dans sa colère, s'essaie à la tuer. Mathilde sortbouleversée de la scène. Lorsqu'il annonce son intention de partir pour leLanguedoc, M. de La Mole s'y refuse, car il réserve à Julien d'autresfonctions. Désarroi de Julien. Chapitre 18 Cherchant à renouer avec Julien, Mathilde l'entraÃne dans le jardin etprend le ton des confidences intimes, relatant ses anciennes velléitésd'amour pour les jeunes gens de son monde, ce qui suscite la jalousie deJulien. C'est en constatant les faiblesses de son partenaire que Mathildes'autorise à l'aimer. Julien n'a pas lu de romans, et n'a donc pasl'expérience du sentiment. Il a la maladresse de révéler qu'il aime, et, ducoup, Mathilde le méprise et prend ses distances. Julien, malheureux, lafuit, mais ne cesse de penser à elle, connaÃt des distractions dans sontravail. Cependant Mathilde médite sur la fortune qu'elle pourrait apporterà Julien. Chapitre 19 Cependant un travail intérieur, en faveur de Julien, se produit enMathilde. En cas de nouvelle révolution, elle s'envisage comme une autreMme Roland. En dessinant, par hasard, elle s'aperçoit qu'elle tracespontanément le portrait de Julien. A l'Opéra où l'a entraÃnée sa mère,Mathilde est frappée par une cantilène d'amour, qu'elle applique à saposition. Dans son émotion, elle connaÃt un moment d'amour vrai, et nonplus d'amour de tête. Intervention de Stendhal pour protester contrel'accusation d'immoralité de son héroïne le roman est un miroir qu'onpromène le long d'un chemin. Julien, quant à lui, traverse une phase renversée », dénigrant ses qualités à ses propres yeux. Il va jusqu'à songer au suicide. Mais la nuit, cédant à une inspiration irrésistible, ilrenouvelle la scène de l'échelle, frappe à la fenêtre de Mathilde, et sefait ouvrir. Moments de félicité et d'égarement Mathilde se proclame laservante de Julien. Lorsque son amant se retire à l'aube, en replaçantl'échelle, Mathilde lui jette par la fenêtre une moitié de ses cheveuxqu'elle vient de couper, en signe de soumission à son maÃtre. Mais lelendemain, Julien a la surprise de constater un retournement d'attitude Mathilde ne le juge pas suffisamment exceptionnel pour justifier les foliesqu'elle a faites en sa faveur. Désespoir de Julien. Chapitre 20 Le lendemain, le jeune homme se sent en disgrâce dans le salon, tandis queMathilde a repris ses grâces auprès des jeunes aristocrates. Mal à l'aise,Julien quitte les lieux. Enfin Mathilde l'aborde, c'est pour lui direqu'elle ne l'aime plus! Dans une scène de rupture, la jeune femme s'emportecontre lui, de la manière la plus haineuse, ivre d'avoir récupéré lamaÃtrise de soi. Un autre jour, par inadvertance, Julien casse un vase duJapon ainsi fait-il de son amour pour Mathilde. En fait, sa passioncontrariée ne fait que croÃtre. Chapitre 21 Le marquis lui laisse entendre qu'il va l'envoyer en ambassade pourrapporter des propos appris par coeur lors d'une réunion secrète, qui tientde la conspiration aristocratique. Départ du marquis et de Julien pourcette réunion. Mise en place des conspirateurs. Chapitre 22 Julien à la séance de conspiration. Digression de Stendhal sur la politiquedans le roman. Dans son intervention, M. de La Mole demande à sespartenaires qu'il sacrifient le cinquième de leurs revenus pour lever unemilice destinée à appuyer une intervention étrangère, afin de sauver lamonarchie. Chapitre 23 Suite de la discussion politique il faut l'argent de l'Angleterre et unparti armé en France pour que se produise une intervention étrangère afinde rétablir la monarchie d'Ancien Régime. Le poids du clergé sera capitalpour dominer le peuple. Intervention de M. de Nerval, premier ministre enfonction, sollicité de quitter son poste, et qui défend ses intérêtspersonnels. Propos exaltés du jeune évêque d'Agde c'est de Paris qu'estvenu tout le mal ; il faut le détruire. Le lendemain, départ de Julien pourl'étranger. Sa nuit passée dans une auberge. Il y retrouve Geronimo, ets'aperçoit qu'on veut bloquer leur progression en cachant les chevaux deposte dont ils ont besoin. On les drogue pour les faire dormir. La nuit,deux hommes, dont un prêtre l'abbé Castanède, chef de la police de lacongrégation sur la frontière du Nord , pénètrent dans sa chambre etfouillent sa malle, sans trouver aucun papier compromettant. Cependant,Julien réussit à gagner sa destination auprès d'un duc allemand, et aprèsavoir accompli sa mission, reçoit ordre de séjourner en attente dix jours à Strasbourg. Chapitre 24 Pendant son séjour dans cette ville, Julien ne cesse de penser à solitude du voyageur augmente ses idées noires. Se promenant à cheval,près de Kehl, sur le théâtre des opérations napoléoniennes, il rencontre leprince Korasoff, qui lui fait le récit, très approximatif, du siège de1796. Julien est rempli d'une admiration stupide pour cet homme prince s'étant informé de sa tristesse, Julien lui fait confidence deses peines d'amour. Et celui-ci prodigue des conseils de séductiontactique de la diversion pour parvenir à attirer l'attention de la femmeaimée. Il lui remet copie de 53 lettres d'amour toutes faites. Le princefinit par lui proposer d'épouser sa cousine en Russie, proposition parlaquelle Julien est un instant tenté. Mais revenu à Paris, après samission, il décide de mettre en application les préceptes de Korasoff, etde feindre de faire la cour à Mme de Fervaques. Chapitre 25 De retour à Paris, il fait confidence de cet amour supposé à Altamira. Pourlui être utile, celui-ci le conduit auprès de don Diego Bustos, qui fit envain la cour à cette dame. Ses avis la question est de savoir s'il s'agitd'une prude, lasse de sa position. Au dÃner, Julien revoit Mathilde, qui nel'attendait point. Dans l'intervalle, elle l'a d'ailleurs presque oublié.Julien commence donc sa cour auprès de Mme de Fervaques. A ce moment,Mathilde prend conscience que Julien est bien le mari qu'il lui faut. Lemarquis La Mole sera prochainement ministre, ce qui voudrait dire unévêché pour Julien. Chapitre 26 Portrait moral de Mme de Fervaques le calme patricien. Conformément auxpréceptes du manuel épistolaire de Korasoff, Julien, après huit jours decour à la maréchale de Fervaques, lui fait parvenir la première lettrecopiée. Réactions favorables de l'intéressée. Chapitre 27 Pendant une quinzaine de jours, Julien poursuit le jeu des lettres copiéespour la maréchale. Un jour, il reçoit d'elle une invitation à dà de la maréchale, haut dignitaire de l'Eglise de France,dispensateur de bénéfices ecclésiastiques, fréquente son salon. Par lepetit Tanbeau, autre secrétaire du marquis, Julien apprend que Mme deFervaques n'est pas insensible au penchant que Julien lui manifeste. Chapitre 28 Dans ce jeu stupide des lettres copiées, Julien commet une bévue ilrecopie textuellement une lettre traitant de Londres et Richemond, au lieude Paris, ce dont lui fait remarque la destinataire. Pendant ce temps,Mathilde ne parvient pas à détacher sa pensée de Julien, dont elle admirela faculté de dissimulation et le machiavélisme, tandis que Julien doute deses capacités. Il lui arrive de songer à quelque suicide solitaire. Chapitre 29 Mme de Fervaques regrette que Julien ne soit pas encore prêtre, pour coupercourt aux calomnies, car l'intérêt qu'elle prend à ses lettres de Juliens'accroÃt. Elle-même écrit quotidiennement. Les réponses de Julien sonttoujours copiées sur le manuel, et ont peu de rapport avec les lettresreçues ; le style emphatique empêche que Mme de Fervaques s'y aux lettres de la maréchale, Julien les jette dans un tiroir sans lesdécacheter. Ce manège, surpris par Mathilde, déclenche en elle une douleurd'orgueil ; elle accuse Julien de la mépriser, et tombe évanouie à sespieds. Chapitre 30 Mathilde décachette nerveusement les lettres de la maréchale, puis exprimeses regrets de tout l'orgueil dont elle a pu faire souffrir Julien. Luis'impose une froideur affectée, alors qu'il est prêt à céder aux élans del'amour. Le soir, il répond à l'invitation de la maréchale, dans sa loge à l'Opéra. Chapitre 31 En visite dans la loge de Mme de La Mole, Julien y trouve Mathilde enlarmes. En dépit de son envie, Julien se retient de lui adresser la parole,de peur de trahir son amour il s'imagine qu'un tel aveu serait de natureà faire évanouir celui de Mathilde, car il vit dans la crainte de reperdrel'avantage qu'il vient de gagner dans cette sorte de bataille. L'idée luivient que pour tenir l'ennemi en respect, il faut lui faire peur. Dans untête-à -tête, Mathilde lui propose, comme garantie de son amour, qu'ill'enlève pour Londres, et ainsi la déshonore. Soudain, Julien faiblit et selaisse aller à faire confidence de son amour et de son malheur passé. Sûr,maintenant, d'avoir gagné l'amour de Mathilde, il n'en continue pas moinssa correspondance avec Mme de Fervaques. Chapitre 32 Pour la première fois, M connaÃt l'amour. Mais son orgueil lui dicte d'agirdangereusement. Bientôt, elle se trouve enceinte, et annonce son intentiond'écrire à son père pour lui dévoiler la situation. Julien obtient qu'ellediffère d'une semaine. Lettre d'aveu de Mathilde à son père. A la suite dequoi, Julien est, séance tenante, convoqué chez le marquis. Chapitre 33 Dans sa fureur, le marquis accable Julien des plus bas jurons. Le jeunehomme lui propose de le faire tuer dans son jardin par un de ses cet entretien, il décide d'aller solliciter les conseils de l'abbéPirard. De son côté, Mathilde voit son père, et lui affirme que s'il arrivemalheur à Julien, elle portera le deuil de Mme veuve Sorel. Lorsque Julienrentre à l'hôtel de La Mole, Mathilde lui ordonne de gagner la propriété deVillequier et de lui abandonner le soin de ses affaires. Chapitre 34 Par suite de l'indécision du marquis, un mois se passe sans que lanégociation avance. Un jour, il décide une donation de ses terres duLanguedoc, assortie d'une rente. Cependant, Mathilde demande à son père devenir assister à son prochain mariage. Alors, le marquis se voit acculer à prendre un parti. Parfois, il rêve d'une fortune brillante pour Julien,mais redoute un côté que tout le monde qualifie d'effrayant dans lecaractère de Julien. Au terme de longues délibérations, il prend le partid'écrire une lettre à sa fille, dans laquelle il met à disposition deJulien un brevet de lieutenant de hussards. Mathilde lui répond endemandant l'autorisation de se marier prochainement. Sur ce point, lemarquis ne répond pas il ordonne à Julien de partir sur le champ à Strasbourg, où son régiment tient garnison. Il fait observer à Mathildequ'en fait, elle ne connaÃt pas vraiment Julien. Julien, quant à lui, croitson roman fini par un succès. Chapitre 35 A Strasbourg, le nouveau lieutenant se fait immédiatement respecter, endépit d'une absence de formation et de son jeune âge. Soudain, un messagede Mathilde lui parvient tout est perdu ; qu'il rentre d'urgence à Paris!Lorsqu'ils se retrouvent, elle lui donne à lire une lettre du marquis,écrite avant son départ pour une destination inconnue. Il transmet à safille une lettre de Mme de Rênal, au sujet de la moralité de Julien, enréponse à une demande d'information diligentée par le marquis. Cette lettredénonce sévèrement l'ambition et l'intéressement de Julien, criminel parles moyens de séduction mis en oeuvre. Lorsqu'il en prend connaissance,Julien s'enfuit, prend la malle poste pour Verrières, y achète une paire depistolets, se rend à la messe où assiste Mme de Rênal, et, dans l'église,tire deux coups sur elle. Chapitre 36 Aussitôt Julien est arrêté, et conduit en prison. Mme de Rênal n'est queblessée, ce qui l'afflige, car elle désirait la mort. Elle avait remords desa lettre à M. de La Mole, dictée par son confesseur. Le juge reçoit desaveux complets Julien désire sa condamnation à mort, qu'il estimeméritée. Il écrit à Mlle de La Mole qu'elle garde le silence sur leuraventure, ne parle pas de son père à l'enfant qui va naÃtre, et qu'elleépouse M. de Croisenois. Progressivement, Julien renonce à l'ambition etse prépare à la mort. Nul remords. Mais le geôlier lui apprend que Mme deRênal n'est pas morte de ses blessures. Alors seulement, il connaÃt leregret. Transporté dans le donjon de la prison de Besançon, il y jouitd'une vue superbe. Un moment, il envisage de se tuer, mais y renonce. Il atrouvé dans sa prison une sorte de bonheur. Chapitre 37 Un jour, il reçoit la visite de l'abbé Chélan, vieilli par les ans etabattu par la circonstance. A travers lui, Julien voit la mort dans salaideur; elle lui paraÃt moins facile. Puis Fouqué vient le voir il nesonge qu'à vendre tout son bien pour trouver les moyens de faire évaderJulien. Cette visite sublime rend à l'accusé la force que celle de l'abbéChélan lui avait ôtée. Quant à son père, Julien entend ne pas le voir. Chapitre 38 Déguisée en paysanne, Mlle de la Mole lui rend visite. Julien lui reprocheaussitôt cette audace, qui risque de la perdre, si elle est sue. Pourvaincre le responsable qui faisait obstacle, Mathilde a dû lui révéler sonvrai nom. Dans sa folie, elle propose à Julien de se tuer avec lui. Elleparcourt Besançon dans l'idée de soulever le peuple en faveur de Julien. Aforce de sollicitations, elle obtient un rendez-vous avec l'abbé deFrilair, et ne se rend à l'évêché qu'avec crainte. Mathilde ne tarde pas à lui avouer qu'elle est la fille de son puissant adversaire. Frilair calculel'intérêt de ces confidences qui peuvent le porter à l'évêché. Il l'assurequ'il dispose de la majorité des jurés, ainsi que du ministère public, pourrépondre du verdict. Chapitre 39 Mathilde éprouve alors la passion la plus folle pour Julien, ne parle quede projets les plus périlleux, veut étonner le public par l'excès de sapassion. Mais Julien est fatigué d'héroïsme, et souhaiterait plusd'intimité. L'ambition est morte en son coeur ; une autre a pris sa place le remords d'avoir attenté à Mme de Rênal, dont il est éperdument Julien demande à Mathilde d'épouser M. de Croisenois, dont elle feral'avenir, et de confier la garde de son fils à Mme de Rênal, qui, elle,dans quinze ans, ne l'aura pas encore oublié. Chapitre 40 Face au juge et à l'avocat, Julien néglige les éléments de sa défense. Ilconstate qu'il n'a connu le bonheur d'exister que depuis qu'il est enprison, et que sa vie est menacée. Il passe ses journées à fumer descigares sur la terrasse du donjon. Pendant ce temps, le mot d'évêché estprononcé en faveur de l'abbé de Frilair, qui se dépense en intrigues auprèsdes jurés pour sauver Julien. De son côté, Mme de Rênal, venue à Besançonpour le procès, écrit à chacun des jurés pour demander l'indulgence ; ellerenonce à toute vengeance. Chapitre 41 Enfin, le procès s'ouvre. Mathilde porte à l'abbé de Frilair une lettre deMgr l'évêque de ***, premier prélat de France, qui demande l'acquittementde Julien. Une nouvelle fois, Frilair répond du jury. Quand Julien estconduit au tribunal, un murmure d'intérêt l'accueille à son entrée dans lasalle, remplie de jolies femmes ; on se bouscule à la porte pour assisteraux débats. Lors de la plaidoirie, l'accusé est sur le point des'attendrir. Puis Julien prend la parole pendant vingt minutes; il dit toutce qu'il a sur le coeur, se présente comme l'illustration d'un cas socialde paysan ambitieux méritant la mort, et dénonce son jury comme appartenantà la classe bourgeoise. Après une longue délibération, ce jury le déclarecoupable et le condamne à la peine de mort, dans les trois jours. Autour delui, les femmes sanglotent, et Mathilde, cachée derrière un pilier, jetteun cri. Julien soupçonne que Valenod, président du jury, son rival auprèsde Mme de Rênal, a cherché à se venger. Chapitre 42 De retour à la prison, Julien est placé dans l'inconfortable cachot descondamnés à mort. Il repousse les consolations de la religion, tient leDieu de la Bible pour un despote sans pitié. Mais le Dieu de Fénelon,celui-là ne saurait-il pardonner? Mathilde, changée par la douleur, leréveille au matin ; elle est venue avec l'avocat pour lui faire signer sonappel. Mais Julien refuse il craint que son courage s'émousse aprèsplusieurs mois de cachot, et préfère mourir sans tarder. Pendant toute ladurée de cette entrevue avec Mathilde, Julien ne cesse de rêver à Mme deRênal, à sa chambre à coucher de Verrières ; il est persuadé que la femmequ'il a voulu assassiner sera la seule à pleurer sincèrement sa mort. Chapitre 43 Une heure plus tard, il est réveillé par des larmes - celles de Mme deRênal! Celle-ci le supplie à son tour de signer son appel, et cette fois,Julien y consent. Duo d'amour. Ils se font des confidences sur leur passé.Pour la première fois, Julien comprend les sacrifices qu'elle a fait pourlui en venant le voir dans sa prison. Pendant ce temps, à la porte de laprison, un prêtre, à deux genoux dans la boue, fait le siège pour obtenirla confession du condamné. Furieux de ces manifestations qui ameutent lafoule, Julien demande qu'on fasse entrer le prêtre, et parvient à le fairedécamper en lui demandant de dire une messe à son intention. Chapitre 44 Nouvelle visite de Mathilde. Si le recours en grâce n'aboutit pas, la mortde Julien, laisse-t-elle entendre, ressemblera à un suicide. Julienparvient à se défaire d'elle ; il aspire à la solitude, quand Fouqué, à sontour, vient le voir ; il le congédie également. Puis c'est au tour de sonpère, que Julien reçoit avec grand malaise, et qui l'accable de retourne la situation en l'intéressant à ses économies. Resté seul,et affaibli par l'incarcération, Julien s'adonne à des réflexionsmétaphysiques, aspire à une religion vraie et bonne. Mais il convient, pourfinir, que la seule chose qui lui manque est la présence de Mme de Rênal. Chapitre 45 En dépit des instructions de son mari, celle-ci s'est échappée de Verrièreset est revenue à Besançon pour être auprès de Julien. Elle obtient de levoir deux fois par jour. Julien apprend la mort, dans un duel, du marquisde Croisenois, lequel avait su par lettres anonymes la vérité de lasituation de Mathilde. Cette mort change les plans de Julien quant à l'avenir de Mathilde ; il tente à présent de la persuader d'épouser M. deLuz. Frappé de son propre irrémédiable malheur Julien en aime une autre,Mathilde traverse une phase dépressive. Au milieu de cette vie apaisée avecMme de Rênal, Julien est encore la victime d'une intrigue de sonconfesseur, qui lui demande une conversion avec éclat, pour faireimpression sur les jeunes femmes de Besançon. Refus hautain de Julien, quitient à garder sa dignité. Peu après, Mme de Rênal lui confie son intentionde se rendre à Saint-Cloud, réclamer auprès du roi Charles X la grâce deJulien. Mais Julien lui interdit cette démarche. Il prépare sa fin, demandeque sa dépouille soit enterrée dans une petite grotte de la montagnedominant Verrières. Après l'exécution, Mathilde vient visiter la dépouille,pose la tête de Julien sur une table et la baise au front. Dans le cortègefunèbre, à l'insu de tous, elle porte cette tête sur ses genoux. Lacérémonie se fait avec vingt prêtres et de nombreux curieux venus desenvirons. Plus tard, assistée de Fouqué, Mathilde enterre elle-même la têtede Julien. Par la suite, elle fait orner de marbre venu d'Italie la grottefunéraire. Quant à Mme de Rênal, elle meurt trois jours après l'enterrementde Julien, entourée de ses ROUGE ET LE NOIR Chronique du XIXe siècle par Stendhal 1830 LIVRE PREMIER  La vérité, l'âpre vérité » Danton CHAPITRE PREMIER UNE PETITE VILLE Put thousands together; Less bad, But the cage less gay. HOBBES. La petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s'étendent sur la pente d'une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications, bâties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées. Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c'est une des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se précipite de la montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois; c'est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance générale qui, depuis la chute de Napoléon, a fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières. A peine entre-t-on dans la ville que l'on est étourdi par le fracas d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont des jeunes filles fraÃches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans les montagnes qui séparent la France de l'Helvétie. Si, en entrant à Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond avec un accent traÃnard Eh! elle est à M. le maire . Pour peu que le voyageur s'arrête quelques instants dans cette grande rue de Verrières, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu'il verra paraÃtre un grand homme à l'air affairé et important. A son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d'une certaine régularité on trouve même, au premier aspect, qu'elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d'agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d'un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu'on lui doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit. Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal. Après avoir traversé la rue d'un pas grave, il entre à la mairie et disparaÃt aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit une maison d'assez belle apparence, et, à travers une grille de fer attenante à la maison, des jardins magnifiques. Au-delà , c'est une ligne d'horizon formée par les collines de la Bourgogne, et qui semble faite à souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l'atmosphère empestée des petits intérêts d'argent dont il commence à être asphyxié. On lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. C'est aux bénéfices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verrières doit cette belle habitation en pierre de taille qu'il achève en ce moment. Sa famille, dit-on, est espagnole, antique, et, à ce qu'on prétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis XIV. Depuis 1815, il rougit d'être industriel 1815 l'a fait maire de Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs, sont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer. Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturières de l'Allemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu'il a acheté, au poids de l'or, certains petits morceaux de terrain qu'ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal. Malgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches auprès du vieux Sorel, paysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis d'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du crédit dont il jouit à Paris, a obtenu qu'il fût détourné. Cette grâce lui vint après les élections de 182... Il a donné à Sorel quatre arpents pour un, à cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position fût beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le père Sorel, comme on l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de l'impatience et de la manie de propriétaire , qui animait son voisin, une somme de 6000 francs. Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de l'endroit. Une fois, c'était un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rênal, revenant de l'église en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a porté un jour fatal dans l'âme de M. le maire, il pense depuis lors qu'il eût pu obtenir l'échange à meilleur marché. Pour arriver à la considération publique à Verrières, l'essentiel est de ne pas adopter, tout en bâtissant beaucoup de murs, quelque plan apporté d'Italie par ces maçons, qui, au printemps, traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait à l'imprudent bâtisseur une éternelle réputation de mauvaise tête , et il serait à jamais perdu auprès des gens sages et modérés qui distribuent la considération en Franche-Comté. Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; c'est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable pour qui a vécu dans cette grande république qu'on appelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion! est aussi bête dans les petites villes de France, qu'aux Etats-Unis d'Amérique. CHAPITRE II UN MAIRE L'importance! monsieur, n'est-ce rien? Le respect des sots, l'ébahissement des enfants, l'envie des riches, le mépris du sage. BARNAVE. Heureusement pour la réputation de M. de Rênal comme administrateur, un immense mur de soutènement était nécessaire à la promenade publique qui longe la colline à une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit à cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Mais, à chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et la rendaient impraticable. Cet inconvénient, senti par tous, mit M. de Rênal dans l'heureuse nécessité d'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long. Le parapet de ce mur pour lequel M. de Rênal a dû faire trois voyages à Paris, car l'avant-dernier ministre de l'Intérieur s'était déclaré l'ennemi mortel de la promenade de Verrières, le parapet de ce mur s'élève maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour braver tous les ministres présents et passés, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille. Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnés la veille, et la poitrine appuyée contre ces grands blocs de pierre d'un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plongé dans la vallée du Doubs! Au-delà , sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallées au fond desquelles l'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de cascade en cascade on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplomb, la rêverie du voyageur est abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent à la terre rapportée, que M. le maire a fait placer derrière son immense mur de soutènement, car, malgré l'opposition du conseil municipal, il a élargi la promenade de plus de six pieds quoiqu'il soit ultra et moi libéral, je l'en loue, c'est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l'heureux directeur du dépôt de mendicité de Verrières, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint-Germain-en-Laye. Je ne trouve, quant à moi, qu'une chose à reprendre au COURS DE LA FIDELITE; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rênal; ce que je reprocherais au Cours de la Fidélité, c'est la manière barbare dont l'autorité fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs têtes basses, rondes et aplaties, à la plus vulgaire des plantes potagères, ils ne demanderaient pas mieux que d'avoir ces formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la volonté de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputés. Les libéraux de l'endroit prétendent, mais ils exagèrent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis que M. le vicaire Maslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la tonte. Ce jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançon, il y a quelques années, pour surveiller l'abbé Chélan et quelques curés des environs. Un vieux chirurgien-major de l'armée d'Italie retiré à Verrières, et qui de son vivant était à la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour se plaindre à lui de la mutilation périodique de ces beaux arbres. - J'aime l'ombre, répondit M. de Rênal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle à un chirurgien, membre de la Légion d'honneur; j'aime l'ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l'ombre, et je ne conçois pas qu'un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l'utile noyer, il ne rapporte pas de revenu . Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts des habitants. Rapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L'étranger qui arrive, séduit par la beauté des fraÃches et profondes vallées qui l'entourent, s'imagine d'abord que ses habitants sont sensibles au beau , ils ne parlent que trop souvent de la beauté de leur pays on ne peut pas nier qu'ils n'en fassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques étrangers dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de l'octroi, rapporte du revenu à la ville . C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de Mme de Rênal suivait avec inquiétude les mouvements de trois petits garçons. L'aÃné, qui pouvait avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y monter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant renonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie. - Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rênal d'un air offensé, et la joue plus pâle encore qu'à l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château... Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d'un dialogue de province. Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n'était autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen de s'introduire non seulement dans la prison et le dépôt de mendicité de Verrières, mais aussi dans l'hôpital administré gratuitement par le maire et les principaux propriétaires de l'endroit. - Mais, disait timidement Mme de Rênal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probité? - Il ne vient que pour déverser le blâme, et ensuite il fera insérer des articles dans les journaux du libéralisme. - Vous ne les lisez jamais, mon ami. - Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empêche de faire le bien *. Quant à moi, je ne pardonnerai jamais au curé. [* Historique.] CHAPITRE III LE BIEN DES PAUVRES Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village . FLEURY. Il faut savoir que le curé de Verrières, vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l'air vif de ces montagnes une santé et un caractère de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l'hôpital et même le dépôt de mendicité. C'était précisément à six heures du matin que M. Appert, qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au presbytère. En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan resta pensif. Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix, ils n'oseraient! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où, malgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse - Venez avec moi, monsieur, et en présence du geôlier et surtout des surveillants du dépôt de mendicité, veuillez n'émettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire à un homme de coeur il suivit le vénérable curé, visita la prison, l'hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions, et, malgré d'étranges réponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme. Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dÃner M. Appert, qui prétendit avoir des lettres à écrire il ne voulait pas compromettre davantage son généreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allèrent achever l'inspection du dépôt de mendicité, et revinrent ensuite à la prison. Là , ils trouvèrent sur la porte le geôlier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa figure ignoble était devenue hideuse par l'effet de la terreur. - Ah! monsieur, dit-il au curé, dès qu'il l'aperçut, ce monsieur, que je vois là avec vous, n'est-il pas M. Appert? - Qu'importe? dit le curé. - C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus précis, et que M. le préfet a envoyé par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison. - Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce voyageur, qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux? - Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix basse, et baissant la tête comme un bouledogue que fait obéir à regret la crainte du bâton. Seulement, M. le curé, j'ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me destituera; je n'ai pour vivre que ma place. - Je serais aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé, d'une voix de plus en plus émue. - Quelle différence! reprit vivement le geôlier; vous, M. le curé, on sait que vous avez 800 livres de rente, du bon bien au soleil... Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod, directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez le curé pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan n'était protégé par personne; il sentit toute la portée de leurs paroles. - Eh bien, messieurs! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans d'âge, que l'on destituera dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici; j'ai baptisé presque tous les habitants de la ville, qui n'était qu'un bourg quand j'y arrivai. Je marie tous les jours des jeunes gens, dont jadis j'ai marié les grands-pères. Verrières est ma famille; mais je me suis dit, en voyant l'étranger Cet homme venu de Paris peut être à la vérité un libéral, il n'y en a que trop; mais quel mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers? Les reproches de M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dépôt de mendicité, devenant de plus en plus vifs - Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s'était écrié le vieux curé, d'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait qu'il y a quarante-huit ans, j'ai hérité d'un champ qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-être pourquoi je ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre. M. de Rênal vivait fort bien avec sa femme; mais ne sachant que répondre à cette idée, qu'elle lui répétait timidement  Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers? » il était sur le point de se fâcher tout à fait quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait, quoique ce mur fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre côté. La crainte d'effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de Rênal de lui adresser la parole. Enfin l'enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la promenade et accourut à elle. Il fut bien grondé. Ce petit événement changea le cours de la conversation. - Je veux absolument prendre chez moi Sorel, le fils du scieur de planches, dit M. de Rênal; il surveillera les enfants qui commencent à devenir trop diables pour nous. C'est un jeune prêtre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants; car il a un caractère ferme, dit le curé. Je lui donnerai 300 francs et la nourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralité; car il était le benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Légion d'honneur, qui, sous prétexte qu'il était leur cousin, était venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'être au fond qu'un agent secret des libéraux; il disait que l'air de nos montagnes faisait du bien à son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouvé. Il avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en Italie, et même avait, dit-on, signé non pour l'Empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au fils Sorel, et lui a laissé cette quantité de livres qu'il avait apportés avec lui. Aussi n'aurais-je jamais songé à mettre le fils du charpentier auprès de nos enfants; mais le curé, justement la veille de la scène qui vient de nous brouiller à jamais, m'a dit que ce Sorel étudie la théologie depuis trois ans, avec le projet d'entrer au séminaire; il n'est donc pas libéral, et il est latiniste. Cet arrangement convient de plus d'une façon, continua M. de Rênal, en regardant sa femme d'un air diplomatique; le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa calèche. Mais il n'a pas de précepteur pour ses enfants. - Il pourrait bien nous enlever celui-ci. - Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rênal, remerciant sa femme, par un sourire, de l'excellente idée qu'elle venait d'avoir. Allons, voilà qui est décidé. - Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti! - C'est que j'ai du caractère, moi, et le curé l'a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude; deux ou trois deviennent des richards; eh bien! j'aime assez qu'ils voient passer les enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur précepteur . Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en pourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir notre rang. Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C'était une femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la jeunesse dans la démarche; aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve, pleine d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme de Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affectation n'avaient jamais approché de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du dépôt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès, ce qui avait jeté un éclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants, qu'en province on appelle de beaux hommes. Mme de Rênal, fort timide, et d'un caractère en apparence fort inégal, était surtout choquée du mouvement continuel et des éclats de voix de M. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour ce qu'à Verrières on appelle de la joie, lui avait valu la réputation d'être très fière de sa naissance. Elle n'y songeait pas, mais avait été fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que, sans nulle politique à l'égard de son mari, elle laissait échapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besançon. Pourvu qu'on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais. C'était une âme naïve, qui jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger son mari, et à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait, sans se le dire, qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l'un à l'épée, le second à la magistrature, et le troisième à l'Eglise. En somme, elle trouvait M. de Rênal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance. Ce jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait une réputation d'esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hérité d'un oncle. Le vieux capitaine de Rênal servait avant la Révolution dans le régiment d'infanterie de M. le duc d'Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M. Ducrest, l'inventeur du Palais-Royal. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce souvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail pour lui, et, depuis quelque temps, il ne répétait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives à la maison d'Orléans. Comme il était d'ailleurs fort poli, excepté lorsqu'on parlait d'argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrières. CHAPITRE IV UN PERE ET UN FILS E sarà mia colpa, Se cosi è? MACHIAVELLI. Ma femme a réellement beaucoup de tête! se disait, le lendemain à six heures du matin, le maire de Verrières, en descendant à la scie du père Sorel. Quoi que je lui aie dit, pour conserver la supériorité qui m'appartient, je n'avais pas songé que si je ne prends pas ce petit abbé Sorel, qui, dit-on, sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt, cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses enfants!... Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane? M. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un paysan, homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait fort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir approcher M. le maire; car ces pièces de bois obstruaient le chemin, et étaient déposées là en contravention. Le père Sorel, car c'était lui, fut très surpris et encore plus content de la singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de désintérêt dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Egypte. La réponse de Sorel ne fut d'abord que la longue récitation de toutes les formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il répétait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l'air de fausseté et presque de friponnerie naturel à sa physionomie, l'esprit actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il était fort mécontent de Julien, et c'était pour lui que M. de Rênal lui offrait le gage inespéré de 300 francs par an, avec la nourriture et même l'habillement. Cette dernière prétention, que le père Sorel avait eu le génie de mettre en avant subitement, avait été accordée de même par M. de Rênal. Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel n'est pas ravi et comblé de ma proposition, comme naturellement il devrait l'être, il est clair, se dit-il, qu'on lui a fait des offres d'un autre côté; et de qui peuvent-elles venir, si ce n'est du Valenod. Ce fut en vain que M. de Rênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ l'astuce du vieux paysan s'y refusa opiniâtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un père riche consultait un fils qui n'a rien, autrement que pour la forme. Une scie à eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A huit ou dix pieds d'élévation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu'un mécanisme fort simple pousse contre cette scie une pièce de bois. C'est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mécanisme; celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la scie, qui la débite en planches. En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aÃnés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aÃnés; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même. Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait - Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu'il adorait. - Descends, animal, que je te parle. Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu'il va me faire! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène . Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu. Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner quelques voix amies parmi les jeunes filles. Méprisé de tout le monde, comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes. Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils, et lui enseignait le latin et l'histoire, c'est-à -dire ce qu'il savait d'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait légué sa croix de la Légion d'honneur, les arrérages de sa demi-solde et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le saut dans le ruisseau public , détourné par le crédit de M. le maire. A peine entré dans la maison, Julien se sentit l'épaule arrêtée par la puissante main de son père; il tremblait, s'attendant à quelques coups. - Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux charpentier, qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son âme. CHAPITRE V UNE NEGOCIATION Cunctando restituit rem . ENNIUS. - Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard ; d'où connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé? - Je ne lui ai jamais parlé, répondit Julien, je n'ai jamais vu cette dame qu'à l'église. - Mais tu l'auras regardée, vilain effronté? - Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour des taloches. - Il y a pourtant quelque chose là -dessous, répliqua le paysan malin, et il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit hypocrite. Au fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as gagné M. le curé ou tout autre, qui t'a procuré une belle place. Va faire ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants. - Qu'aurai-je pour cela? - La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages. - Je ne veux pas être domestique. - Animal, qui te parle d'être domestique, est-ce que je voudrais que mon fils fût domestique? - Mais, avec qui mangerai-je? Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant il pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien, qu'il accabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils. Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien, voyant qu'il ne pouvait rien deviner, alla se placer de l'autre côté de la scie, pour éviter d'être surpris. Il voulait penser à cette annonce imprévue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son imagination était tout entière à se figurer ce qu'il verrait dans la belle maison de M. de Rênal. Il faut renoncer à tout cela, se dit-il, plutôt que de se laisser réduire à manger avec les domestiques. Mon père voudra m'y forcer; plutôt mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économies, je me sauve cette nuit; en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à Besançon; là , je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout. Cette horreur pour manger avec les domestiques n'était pas naturelle à Julien; il eût fait pour arriver à la fortune des choses bien autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se figurait le monde. Le recueil des bulletins de la Grande Armée et le Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de l'avancement. Avec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il voyait bien que dépendait son sort à venir, il avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre Du Pape de M. de Maistre, et croyait à l'un aussi peu qu'à l'autre. Comme par un accord mutuel, Sorel et son fils évitèrent de se parler ce jour-là . Sur la brune, Julien alla prendre sa leçon de théologie chez le curé, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'étrange proposition qu'on avait faite à son père. Peut-être est-ce un piège, se disait-il, il faut faire semblant de l'avoir oublié. Le lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel, qui, après s'être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant dès la porte cent excuses, entremêlées d'autant de révérences. A force de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le maÃtre et la maÃtresse de maison, et les jours où il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants. Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu'il distinguait un véritable empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de défiance et d'étonnement, Sorel demanda à voir la chambre où coucherait son fils. C'était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants. Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan; il demanda aussitôt avec assurance à voir l'habit que l'on donnerait à son fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs. - Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera un habit noir complet. - Et quand même je le retirerais de chez vous, dit le paysan, qui avait tout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit noir lui restera? - Sans doute. - Eh bien! dit Sorel d'un ton de voix traÃnard, il ne reste donc plus qu'à nous mettre d'accord sur une seule chose l'argent que vous lui donnerez. - Comment! s'écria M. de Rênal indigné, nous sommes d'accord depuis hier je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoup, et peut-être trop. - C'était votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement; et, par un effort de génie qui n'étonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rênal Nous trouvons mieux ailleurs . A ces mots, la figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à lui, et, après une conversation savante de deux grandes heures, où pas un mot ne fut dit au hasard, la finesse du paysan l'emporta sur la finesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles qui devaient régler la nouvelle existence de Julien se trouvèrent arrêtés; non seulement ses appointements furent réglés à quatre cents francs, mais on dut les payer d'avance, le premier de chaque mois. - Eh bien! je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal. - Pour faire la somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur notre maire, dit le paysan d'une voix câline , ira bien jusqu'à trente-six francs. - Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en. Pour le coup, la colère lui donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de marcher en avant. Alors, à son tour, M. de Rênal fit des progrès. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel, fort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à penser qu'il serait obligé de raconter à sa femme le rôle qu'il avait joué dans toute cette négociation. - Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée du drap noir. Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin, voyant qu'il n'y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière révérence finit par ces mots - Je vais envoyer mon fils au château. C'était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire. De retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la Légion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verrières. Quand il reparut - Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance depuis tant d'années! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le maire. Julien, étonné de n'être pas battu, se hâta de partir. Mais à peine hors de la vue de son terrible père, il ralentit le pas. Il jugea qu'il serait utile à son hypocrisie d'aller faire une station à l'église. Ce mot vous surprend? Avant d'arriver à cet horrible mot, l'âme du jeune paysan avait eu bien du chemin à parcourir. Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6e, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d'Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l'état militaire. Plus tard il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard jetait sur sa croix. Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à Verrières une église, que l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien; elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle qu'elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé de Besançon, qui passait pour être l'espion de la congrégation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle était l'opinion commune. N'avait-il pas osé avoir un différend avec un prêtre qui, presque tous les quinze jours, allait à Besançon, où il voyait, disait-on, Mgr l'évêque? Sur ces entrefaites, le juge de paix, père d'une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes; toutes furent portées contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel . Le bon parti triompha. Il ne s'agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou de cinq francs; mais une de ces petites amendes dut être payée par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère, cet homme s'écriait  Quel changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honnête homme! » Le chirurgien-major, ami de Julien, était mort. Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon; il annonça le projet de se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé à apprendre par coeur une bible latine que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraÃtre devant lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce, cachait la résolution inébranlable de s'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune! Pour Julien, faire fortune, c'était d'abord sortir de Verrières; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait glaçait son imagination. Dès sa première enfance, il avait eu des moments d'exaltation. Alors il songeait avec délices qu'un jour il serait présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d'éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l'une d'elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie, sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le maÃtre du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait. La construction de l'église et les sentences du juge de paix l'éclairèrent tout à coup; une idée qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la toute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit avoir inventée.  Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait peur d'être envahie; le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd'hui, on voit des prêtres de quarante ans avoir cent mille francs d'appointements, c'est-à -dire trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paix, si bonne tête, si honnête homme, jusqu'ici, si vieux, qui se déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre. » Une fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait déjà deux ans que Julien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélan, à un dÃner de prêtres auquel le bon curé l'avait présenté comme un prodige d'instruction, il lui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine, prétendit s'être disloqué le bras en remuant un tronc de sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et à qui l'on en eût tout au plus donné dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique église de Verrières. Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion d'une fête, toutes les croisées de l'édifice avaient été couvertes d'étoffe cramoisie. Il en résultait, aux rayons du soleil, un effet de lumière éblouissant, du caractère le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seul, dans l'église, il s'établit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rênal. Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé là comme pour être lu. Il y porta les yeux et vit Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté à Besançon, le... Le papier était déchiré. Au revers on lisait les deux premiers mots d'une ligne, c'étaient Le premier pas . Qui a pu mettre ce papier là , dit Julien? Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien... et il froissa le papier. En sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c'était de l'eau bénite qu'on avait répandue le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenêtres la faisait paraÃtre du sang. Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrète. Serais-je un lâche? se dit-il, aux armes! Ce mot si souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rênal. Malgré ces belles résolutions, dès qu'il l'aperçut à vingt pas de lui, il fut saisi d'une invincible timidité. La grille de fer était ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là -dedans. Julien n'était pas la seule personne dont le coeur fût troublé par son arrivée dans cette maison. L'extrême timidité de Mme de Rênal était déconcertée par l'idée de cet étranger, qui, d'après ses fonctions, allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle était accoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l'appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu'elle demanda à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fût reporté dans sa chambre. La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de Rênal. Elle se faisait l'image la plus désagréable d'un être grossier et mal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu'il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils. CHAPITRE VI L'ENNUI Non so più cosa son, Cosa faccio . MOZART Figaro . Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille - Que voulez-vous ici, mon enfant? Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question. - Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux. Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille, elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants! - Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin? Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant. - Oui, madame, dit-il timidement. Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien - Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants? - Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi? - N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez? S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire, parce que pour se rafraÃchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie, elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui. - Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé. De sa vie une sensation purement agréable n'avait aussi profondément ému Mme de Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ces jolis enfants, si soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un prêtre sale et grognon. A peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à l'aspect d'une maison si belle, était une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir. - Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle en s'arrêtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin? Ces mots choquèrent l'orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d'heure. - Oui, madame, lui dit-il en cherchant à prendre un air froid; je sais le latin aussi bien que M. le curé, et même quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui. Mme de Rênal trouva que Julien avait l'air fort méchant, il s'était arrêté à deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit à mi-voix - N'est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons. Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste. La figure de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d'été d'une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir et d'une voix défaillante - Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout. Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits et son air d'embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. L'air mâle que l'on trouve communément nécessaire à la beauté d'un homme lui eût fait peur. - Quel âge avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien. - Bientôt dix-neuf ans. - Mon fils aÃné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battre, l'enfant a été malade pendant toute une semaine, et cependant c'était un bien petit coup. Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore, mon père m'a battu. Que ces gens riches sont heureux! Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l'encourager. - Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre compte. - On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangère, j'ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n'ai jamais été au collège, j'étais trop pauvre; je n'ai jamais parlé à d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la Légion d'honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi. Mes frères m'ont toujours battu, ne les croyez pas, s'ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais mauvaise intention. Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal. Tel est l'effet de la grâce parfaite, quand elle est naturelle au caractère, et que surtout la personne qu'elle décore ne songe pas à avoir de la grâce; Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine, eût juré dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l'idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée; un instant après, il se dit Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m'être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle; il dit, d'un air contraint - Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal, et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et, par réflexion, choquée. Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement indignée. M. de Rênal, qui avait entendu parler, sortit de son cabinet; du même air majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages à la mairie, il dit à Julien - Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient. Il fit entrer Julien dans une chambre et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s'assit avec gravité. - M. le curé m'a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content, j'aiderai à vous faire par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent à votre père. M. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait été plus fin que lui. - Maintenant, monsieur , car d'après mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur, et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison de gens comme il faut; maintenant, monsieur, il n'est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l'ont-il vu? dit M. de Rênal à sa femme. - Non, mon ami, répondit-elle d'un air profondément pensif. - Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand, le marchand de drap. Plus d'une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point à elle; malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce moment n'était que celle d'un enfant; il lui semblait avoir vécu des années depuis l'instant où, trois heures auparavant, il était tremblant dans l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênal, il comprit qu'elle était en colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si différents de ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-même, et il avait tant d'envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés. - De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être respecté de mes enfants et de mes gens. - Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n'ai jamais porté que des vestes; j'irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre. - Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa femme. Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari. - Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer avant un mois. - Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il pourra m'en coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce but n'eût point été rempli si j'eusse laissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai, bien entendu, l'habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l'ai couvert. L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfants, auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un autre homme. C'eût été mal parler que de dire qu'il était grave; c'était la gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d'un air qui étonna M. de Rênal lui-même. - Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de réciter une leçon. Voici la sainte Bible, dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relié en noir. C'est particulièrement l'histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons, faites-moi réciter la mienne. Adolphe, l'aÃné des enfants, avait pris le livre. - Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi le premier mot d'un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacré, règle de notre conduite à tous, jusqu'à ce que vous m'arrêtiez. Adolphe ouvrit le livre, lut un mot, et Julien récita toute la page, avec la même facilité que s'il eût parlé français. M. de Rênal regardait sa femme d'un air de triomphe. Les enfants, voyant l'étonnement de leurs parents, ouvraient de grands yeux. Un domestique vint à la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord immobile, et ensuite disparut. Bientôt la femme de chambre de madame et la cuisinière arrivèrent près de la porte; alors Adolphe avait déjà ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la même facilité. - Ah! mon Dieu! le joli prêtre, dit tout haut la cuisinière, bonne fille fort dévote. L'amour-propre de M. de Rênal était inquiet; loin de songer à examiner le précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques mots latins; enfin, il put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil - Le saint ministère auquel je me destine m'a défendu de lire un poète aussi profane. M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d'Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c'était qu'Horace; mais les enfants, frappés d'admiration, ne faisaient guère attention à ce qu'il disait. Ils regardaient Julien. Les domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger l'épreuve - Il faut, dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m'indique aussi un passage du livre saint. Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d'un alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-préfet de l'arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-mêmes n'osèrent pas le lui refuser. Le soir, tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille. Julien répondait à tous d'un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s'étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après, M. de Rênal, craignant qu'on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un engagement de deux ans. - Non, monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n'est point égal, je le refuse. Julien sut si bien faire que, moins d'un mois après son arrivée dans la maison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion de Julien pour Napoléon, il n'en parlait qu'avec horreur. CHAPITRE VII LES AFFINITES ELECTIVES Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant . UN MODERNE. Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée était ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son arrivée avait en quelque sorte chassé l'ennui de la maison, il fut un bon précepteur. Pour lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table, ce qui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dÃners d'apparat, où il put à grande peine contenir sa haine pour tout ce qui l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le dé chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de la probité! s'écria-t-il; on dirait que c'est la seule vertu; et cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu'il administre le bien des pauvres! je parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvés, à ces pauvres dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d'enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute ma famille. Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son bréviaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belvédère, et qui domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux frères, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit noir, par l'air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il donna de la jalousie à M. Valenod. Il prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui baiser la main. Elisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n'avait pas manqué de devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa maÃtresse. L'amour de Mlle Elisa avait valu à Julien la haine d'un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Elisa Vous ne voulez plus me parler depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soins pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. A la soutane près, c'était le costume que portait Julien. Mme de Rênal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume à Mlle Elisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est pour ces petits soins qu'Elisa lui était utile. Cette extrême pauvreté, qu'elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal; elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle étaient synonymes pour elle. Tourmentée par l'idée de la pauvreté de Julien, Mme de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge - Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? ce serait dans le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle. Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l'eût pas remarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême propreté de la mise, d'ailleurs fort simple, du jeune abbé, sans se dire Ce pauvre garçon, comment peut-il faire? Peu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu d'en être choquée. Mme de Rênal était une de ces femmes de province que l'on peut très bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on les voit. Elle n'avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Douée d'une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers au milieu desquels le hasard l'avait jetée. On l'eût remarquée pour le naturel et la vivacité d'esprit, si elle eût reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d'héritière, elle avait été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Coeur de Jésus , et animées d'une haine violente pour les Français ennemis des jésuites. Mme de Rênal s'était trouvé assez de sens pour oublier bientôt, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris au couvent; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries précoces dont elle avait été l'objet, en sa qualité d'héritière d'une grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée lui avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l'apparence de la condescendance la plus parfaite, et d'une abnégation de volonté, que les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l'orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l'humeur la plus altière. Telle princesse, citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d'attention à ce que ses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n'en donnait à tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu'à l'arrivée de Julien, elle n'avait réellement eu d'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette âme qui, de la vie, n'avait adoré que Dieu, quand elle était au Sacré-Coeur de Besançon. Sans qu'elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d'un de ses fils la mettait presque dans le même état que si l'enfant eût été mort. Un éclat de rire grossier, un haussement d'épaules, accompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d'épanchement l'avait portée à faire à son mari, dans les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu'elle trouva au lieu des flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt d'argent, de préséance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre. Après de longues années, Mme de Rênal n'était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre. De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt pardonné son ignorance extrême qui était une grâce de plus, et la rudesse de ses façons qu'elle parvint à corriger. Elle trouva qu'il valait la peine de l'écouter, même quand on parlait des choses les plus communes, même quand il s'agissait d'un pauvre chien écrasé, comme il traversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués de Julien. La générosité, la noblesse d'âme, l'humanité lui semblèrent peu à peu n'exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et même l'admiration que ces vertus excitent chez les âmes bien nées. A Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée; mais à Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maÃtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans, et jusque dans les couplets du Gymnase, l'éclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter; et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre. Dans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres, un jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce que la délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente ans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel. Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal était attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant tout à fait. - Eh! madame, vous serait-il arrivé quelque malheur? - Non, mon ami, lui répondit-elle; appelez les enfants, allons nous promener. Elle prit son bras et s'appuya d'une façon qui parut singulière à Julien. C'était pour la première fois qu'elle l'avait appelé mon ami. Vers la fin de la promenade, Julien remarqua qu'elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas. - On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique héritière d'une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de présents... Mes fils font des progrès... si étonnants... que je voudrais vous prier d'accepter un petit présent comme marque de ma reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler. - Quoi, madame? dit Julien. - Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de ceci à mon mari. - Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s'arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa hauteur, c'est à quoi vous n'avez pas assez réfléchi. Je serais moins qu'un valet si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi que ce soit de relatif à mon argent. Mme de Rênal était atterrée. - M. le maire, continua Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs depuis que j'habite sa maison, je suis prêt à montrer mon livre de dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit, même à M. Valenod qui me hait. A la suite de cette sortie, Mme de Rênal était restée pâle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre pût trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de Rênal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; quant à elle, elle le respecta, elle l'admira, elle en avait été grondée. Sous prétexte de réparer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait causée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces manières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet fut d'apaiser en partie la colère de Julien; il était loin d'y voir rien qui pût ressembler à un goût personnel. Voilà , se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient, et croient ensuite pouvoir tout réparer par quelques singeries! Le coeur de Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgré ses résolutions à cet égard, elle ne racontât pas à son mari l'offre qu'elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait été repoussée. - Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un refus de la part d'un domestique ? Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot - Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses chambellans à sa nouvelle épouse  Tous ces gens-là , lui dit-il, sont nos domestiques . » Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval, essentiel pour les préséances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs. - Ah! mon ami, dit Mme de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques! - Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari en s'éloignant et pensant à la quotité de la somme. Mme de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur! Il va humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari, et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences. Lorsqu'elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine était tellement contractée qu'elle ne put parvenir à prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra. - Eh bien! mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari? - Comment ne le serais-je pas? répondit Julien avec un sourire amer; il m'a donné cent francs. Mme de Rênal le regarda comme incertaine. - Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu. Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son affreuse réputation de libéralisme. Là , elle choisit pour dix louis de livres qu'elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu'elle savait que Julien désirait. Elle exigea que là , dans la boutique du libraire, chacun des enfants écrivÃt son nom sur les livres qui lui étaient échus en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de réparation qu'elle avait l'audace de faire à Julien, celui-ci était étonné de la quantité de livres qu'il apercevait chez le libraire. Jamais il n'avait osé entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de Mme de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu'il y aurait, pour un jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l'idée qu'il serait possible avec de l'adresse de persuader à M. de Rênal qu'il fallait donner pour sujet de thème à ses fils l'histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après un mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point que, quelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la mention d'une action bien autrement pénible pour le noble maire; il s'agissait de contribuer à la fortune d'un libéral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu'il était sage de donner à son fils aÃné l'idée de visu de plusieurs ouvrages qu'il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait à l'Ecole militaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner à ne pas aller plus loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner. - Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute inconvenance à ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rênal parût sur le sale registre du libraire. Le front de M. de Rênal s'éclaircit. - Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton plus humble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l'on pouvait un jour découvrir que son nom a été sur le registre d'un libraire loueur de livres. Les libéraux pourraient m'accuser d'avoir demandé les livres les plus infâmes; qui sait même s'ils n'iraient pas jusqu'à écrire après mon nom les titres de ces livres pervers? Mais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. Je tiens mon homme, se dit-il. Quelques jours après, l'aÃné des enfants interrogeant Julien sur un livre annoncé dans La Quotidienne , en présence de M. de Rênal - Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin, dit le jeune précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens. - Voilà une idée qui n'est pas mal, dit M. de Rênal évidemment fort joyeux. - Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient le succès des affaires qu'ils ont le plus longtemps désirées, il faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-même. - Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d'un air hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants. La vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites négociations; et leur succès l'occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence marquée qu'il n'eût tenu qu'à lui de lire dans le coeur de Mme de Rênal. La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Là , comme à la scierie de son père, il méprisait profondément les gens avec qui il vivait et en était haï. Il voyait chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, à l'occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la réalité. Une action lui semblait-elle admirable, c'était celle-là précisément qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa réplique intérieure était toujours Quels monstres ou quels sots! Le plaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait. De la vie, il n'avait parlé avec sincérité qu'au vieux chirurgien-major; le peu d'idées qu'il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit circonstancié des opérations les plus douloureuses; il se disait Je n'aurais pas sourcillé. La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation étrangère à l'éducation des enfants, il se mit à parler d'opérations chirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser. Julien ne savait rien au-delà . Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal, le silence le plus singulier s'établissait entre eux dès qu'ils étaient seuls. Dans le salon, quelle que fût l'humilité de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'était nullement tendre. D'après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne société, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu'on se taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humilié, comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à -tête. Son imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles, sur ce qu'un homme doit dire, quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec Mme de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misère, il voyait et s'exagérait son absurdité; mais ce qu'il ne voyait pas, c'était l'expression de ses yeux; ils étaient si beaux et annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n'en avait pas. Mme de Rênal remarqua que, seul avec elle, il n'arrivait jamais à dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu, il ne songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes, elle jouissait avec délices des éclairs d'esprit de Julien. Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est sévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'être destitué. Les fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l'hypocrisie a fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L'ennui redouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture. Mme de Rênal, riche héritière d'une tante dévote, mariée à seize ans à un bon gentilhomme, n'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l'amour. Ce n'était guère que son confesseur, le bon curé Chélan, qui lui avait parlé de l'amour, à propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot ne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject. Elle regardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de nature, l'amour tel qu'elle l'avait trouvé dans le très petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin de se faire le plus petit reproche. CHAPITRE VIII PETITS EVENEMENTS Then there were sighs, the deeper for suppression, And stolen glances, sweeter for the theft, And burning blushes, though for no transgression . Don Juan C. 1, st. 74. L'angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son bonheur actuel n'était un peu altérée que quand elle venait à songer à sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un héritage, alla se confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d'épouser Julien. Le curé eut une véritable joie du bonheur de son ami; mais sa surprise fut extrême, quand Julien lui dit d'un air résolu que l'offre de Mlle Elisa ne pouvait lui convenir. - Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre coeur, dit le curé fronçant le sourcil; jevous félicite de votre vocation, si c'est à elle seule que vous devez le mépris d'une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et cependant, suivant toute apparence, je vais être destitué. Ceci m'afflige, et toutefois j'ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce qui vous attend dans l'état de prêtre. Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l'homme considéré, et servir ses passions cette conduite, qui dans le monde s'appelle savoir vivre, peut, pour un laïque, n'être pas absolument incompatible avec le salut; mais, dans notre état, il faut opter; il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autre, il n'y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez dans trois jours me rendre une réponse définitive. J'entrevois avec peine, au fond de votre caractère, une ardeur sombre qui ne m'annonce pas la modération et la parfaite abnégation des avantages terrestres nécessaires à un prêtre; j'augure bien de votre esprit; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les larmes aux yeux, dans l'état de prêtre, je tremblerai pour votre salut. Julien avait honte de son émotion; pour la première fois de sa vie, il se voyait aimé; il pleurait avec délices, et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières. Pourquoi l'état où je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan, et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout qu'il m'importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me parle, c'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'être prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rente allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation. A l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractère que j'aurai éprouvées. Qui m'eût dit que je trouverais du plaisir à répandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu'un sot! Trois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se munir dès le premier jour; ce prétexte était une calomnie, mais qu'importe? Il avoua au curé, avec beaucoup d'hésitation, qu'une raison qu'il ne pouvait lui expliquer parce qu'elle nuirait à un tiers, l'avait détourné tout d'abord de l'union projetée. C'était accuser la conduite d'Elisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout mondain, bien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite. - Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plutôt qu'un prêtre sans vocation. Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste fervent; mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan. Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards; il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui eut-il été donné d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles. Mme de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendÃt pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse chez le curé, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Elisa lui parla de son mariage. Mme de Rênal se crut malade; une sorte de fièvre l'empêchait de trouver le sommeil; elle ne vivait que lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu'à eux et au bonheur qu'ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maison, où l'on devrait vivre avec cinquante louis de rente, se peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières; dans ce cas elle le verrait quelquefois. Mme de Rênal crut sincèrement qu'elle allait devenir folle; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Elisa dans ce moment, et venait de la brusquer; elle lui en demanda pardon. Les larmes d'Elisa redoublèrent; elle lui dit que si sa maÃtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur. - Dites, répondit Mme de Rênal. - Eh bien, madame, il me refuse; des méchants lui auront dit du mal de moi, il les croit. - Qui vous refuse? dit Mme de Rênal respirant à peine. - Eh qui, madame, si ce n'est M. Julien? répliqua la femme de chambre en sanglotant. M. le curé n'a pu vaincre sa résistance; car M. le curé trouve qu'il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte qu'elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n'est autre chose qu'un charpentier; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d'être chez madame? Mme de Rênal n'écoutait plus; l'excès du bonheur lui avait presque ôté l'usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l'assurance que Julien avait refusé d'une façon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage. - Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien. Le lendemain après le déjeuner, Mme de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d'Elisa refusées constamment pendant une heure. Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de Mme de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée. Aurais-je de l'amour pour Julien? se dit-elle enfin. Cette découverte, qui dans tout autre moment l'aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu'un spectacle singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu'elle venait d'éprouver, n'avait plus de sensibilité au service des passions. Mme de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil; quand elle se réveilla, elle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait dû. Elle était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et innocente, jamais cette bonne provinciale n'avait torturé son âme, pour tâcher d'en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entièrement absorbée, avant l'arrivée de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d'une bonne mère de famille, Mme de Rênal pensait aux passions, comme nous pensons à la loterie duperie certaine et bonheur cherché par des fous. La cloche du dÃner sonna; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu'elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d'un affreux mal de tête. - Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces machines-là ! Quoique accoutumée à ce genre d'esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rênal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien; il eût été l'homme le plus laid, que dans cet instant il lui eût plu. Attentif à copier les habitudes des gens de cour, dès les premiers beaux jours du printemps, M. de Rênal s'établit à Vergy; c'est le village rendu célèbre par l'aventure tragique de Gabrielle. A quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l'ancienne église gothique, M. de Rênal possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin dessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de buis et allées de marronniers taillésdeux fois par an. Un champ voisin, planté de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques étaient au bout du verger; leur feuillage immense s'élevait peut-être à quatre-vingts pieds de hauteur. Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les admirait, me coûte la récolte d'un demi-arpent, le blé ne peut venir sous leur ombre. La vue de la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal; son admiration allait jusqu'aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui donnait de l'esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de l'arrivée à Vergy, M. de Rênal étant retourné à la ville, pour les affaires de la mairie, Mme de Rênal prit des ouvriers à ses frais. Julien lui avait donné l'idée d'un petit chemin sablé, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par la rosée. Cette idée fut mise à exécution moins de vingt-quatre heures après avoir été conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement avec Julien à diriger les ouvriers. Lorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l'allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal; elle avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation aussi importante, mais Mme de Rênal l'avait exécutée à ses frais, ce qui le consolait un peu. Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères . C'est le nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les moeurs singulières de ces pauvres bêtes. On les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de carton arrangé aussi par Julien. Il y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus exposé à l'affreux supplice que lui donnaient les moments de silence. Ils se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême, quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du goût de tout le monde, excepté de Mlle Elisa, qui se trouvait excédée de travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à Verrières, madame ne s'est donné tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux ou trois fois par jour. Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fÃt arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était très bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir. - Jamais vous n'avez été si jeune , madame, lui disaient ses amis de Verrières qui venaient dÃner à Vergy. C'est une façon de parler du pays. Une chose singulière, qui trouvera peu de croyance parmi nous, c'était sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins. Elle y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps qu'elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec Elisa à bâtir des robes. Sa seule course à Verrières fut causée par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'été qu'on venait d'apporter de Mulhouse. Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de Rênal s'était liée insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait été sa compagne au Sacré-Coeur . Mme Derville riait beaucoup de ce qu'elle appelait les idées folles de sa cousine seule, jamais je n'y penserais, disait-elle. Ces idées imprévues qu'on eût appelées saillies à Paris, Mme de Rênal en avait honte comme d'une sottise, quand elle était avec son mari; mais la présence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d'abord ses pensées d'une voix timide; quand ces dames étaient longtemps seules, l'esprit de Mme de Rênal s'animait, et une longue matinée solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A ce voyage la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse. Julien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son séjour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal, il se livrait au plaisir d'exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles montagnes du monde. Dès l'arrivée de Mme Derville il sembla à Julien qu'elle était son amie; il se hâta de lui montrer le point de vue que l'on a de l'extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers; dans le fait, il est égal, si ce n'est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l'on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là , on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes, qui s'avancent presque jusque sur la rivière. C'est sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes. - C'est pour moi comme de la musique de Mozart, disait Mme Derville. La jalousie de ses frères, la présence d'un père despote et rempli d'humeur avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verrières. A Vergy, il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la première fois de sa vie, il ne voyait point d'ennemi. Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d'un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil; le jour, dans l'intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement. Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps. Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l'habitude de passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L'obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins. Cette main se retira bien vite; mais Julien pensa qu'il était de son devoir d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à encourir si l'on n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur. CHAPITRE IX UNE SOIREE A LA CAMPAGNE La Didon de M. Guérin, esquisse charmante. STROMBECK. Ses regards, le lendemain, quand il revit Mme de Rênal, étaient singuliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à Mme de Rênal elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens. La présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme. Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu'il fallait absolument qu'elle permÃt ce soir-là que sa main restât dans la sienne. Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le coeur de Julien d'une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu'elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d'aimer. On s'assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait. Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l'état de son âme. Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée; bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l'horloge du château, sans qu'il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée; je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique. Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait; il la serrait avec une force convulsive; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta. Son âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aperçût de rien, il se crut obligé de parler; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rênal, au contraire, trahissait tant d'émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j'ai passé la journée. J'ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis. Au moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait. Mme de Rênal, qui se levait déjà , se rassit, en disant, d'une voix mourante - Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien. Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus aimable aux deux amies qui l'écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatiguée du vent qui commençait à s'élever et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête-à -tête avec Mme de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu'il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir, anéanti. Heureusement pour lui, ce soir-là , ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rênal la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les heures qu'on passa sous ce grand tilleul, que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l'épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l'eût bien rassuré; Mme de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu'elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu'elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c'eût été entre eux une chose convenue. Minuit était sonné depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin on se sépara. Mme de Rênal, transportée du bonheur d'aimer, était tellement ignorante, qu'elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l'orgueil s'étaient livrés dans son coeur. Le lendemain on le réveilla à cinq heures; et, ce qui eût été cruel pour Mme de Rênal, si elle l'eût su, à peine lui donna-t-il une pensée. Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque . Rempli de bonheur par ce sentiment, il s'enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros. Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant les bulletins de la Grande Armée, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d'un ton léger, en descendant au salon il faut dire à cette femme que je l'aime. Au lieu de ces regards chargés de volupté, qu'il s'attendait à rencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé depuis deux heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de ce que Julien passait toute la matinée sans s'occuper des enfants. Rien n'était laid comme cet homme important, ayant de l'humeur et croyant pouvoir la montrer. Chaque mot aigre de son mari perçait le coeur de Mme de Rênal. Quant à Julien, il était tellement plongé dans l'extase, encore si occupé des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu'à peine d'abord put-il rabaisser son attention jusqu'à écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfin, assez brusquement - J'étais malade. Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en le chassant à l'instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu'il s'était faite de ne jamais trop se hâter en affaires. Ce jeune sot, se dit-il bientôt, s'est fait une sorte de réputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il épousera Elisa, et dans les deux cas, au fond du coeur, il pourra se moquer de moi. Malgré la sagesse de ses réflexions, le mécontentement de M. de Rênal n'en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui peu à peu irritèrent Julien. Mme de Rênal était sur le point de fondre en larmes. A peine le déjeuner fut-il fini, qu'elle demanda à Julien de lui donner le bras pour la promenade, elle s'appuyait sur lui avec amitié. A tout ce que Mme de Rênal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à demi-voix - Voilà bien les gens riches! M. de Rênal marchait tout près d'eux; sa présence augmentait la colère de Julien. Il s'aperçut tout à coup que Mme de Rênal s'appuyait sur son bras d'une façon marquée; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et dégagea son bras. Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquée que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger. - Monsieur Julien, de grâce, modérez-vous; songez que nous avons tous des moments d'humeur, dit rapidement Mme Derville. Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus souverain mépris. Ce regard étonna Mme Derville, et l'eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la véritable expression; elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d'humiliation qui ont fait les Robespierre. - Votre Julien est bien violent, il m'effraie, dit tout bas Mme Derville à son amie. - Il a raison d'être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès étonnants qu'il a fait faire aux enfants, qu'importe qu'il passe une matinée sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs. Pour la première fois de sa vie, Mme de Rênal sentit une sorte de désir de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinier, et resta occupé avec lui à barrer, avec des fagots d'épines, le sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances dont pendant tout le reste de la promenade il fut l'objet. A peine M. de Rênal s'était-il éloigné, que les deux amies, se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras. Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d'embarras, la pâleur hautaine, l'air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes, et tous les sentiments tendres. Quoi! se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer mes études! Ah! comme je l'enverrais promener! Absorbé par ces idées sévères, le peu qu'il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin . A force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la conversation vivante, il arriva à Mme de Rênal de dire que son mari était venu de Verrières parce qu'il avait fait marché, pour de la paille de maïs, avec un de ses fermiers. Dans ce pays, c'est avec de la paille de maïs que l'on remplit les paillasses des lits. - Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rênal; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s'occuper d'achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de maïs dans tous les lits du premier étage, maintenant il est au second. Julien changea de couleur; il regarda Mme de Rênal d'un air singulier, et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s'éloigner. - Sauvez-moi la vie, dit Julien à Mme de Rênal, vous seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous avouer, madame, que j'ai un portrait; je l'ai caché dans la paillasse de mon lit. A ce mot Mme de Rênal devint pâle à son tour. - Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillez, sans qu'il y paraisse, dans l'angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boÃte de carton noir et lisse. - Elle renferme un portrait! dit Mme de Rênal pouvant à peine se tenir debout. Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita. - J'ai une seconde grâce à vous demander, madame, je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c'est mon secret. - C'est un secret, répéta Mme de Rênal, d'une voix éteinte. Mais, quoique élevée parmi des gens fiers de leur fortune, et sensibles au seul intérêt d'argent, l'amour avait déjà mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l'air du dévouement le plus simple que Mme de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour pouvoir bien s'acquitter de sa commission. - Ainsi, lui dit-elle en s'éloignant, une petite boÃte ronde, de carton noir, bien lisse. - Oui, madame, répondit Julien de cet air dur que le danger donne aux hommes. Elle monta au second étage du château, pâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu'elle était sur le point de se trouver mal; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces. - Il faut que j'aie cette boÃte, se dit-elle en doublant le pas. Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre même de Julien. Heureusement ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu'elle s'écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n'eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps elle sentit le poli de la boÃte de carton. Elle la saisit et disparut. A peine fut-elle délivrée de la crainte d'être surprise par son mari, que l'horreur que lui causait cette boÃte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal. Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu'il aime! Assise sur une chaise dans l'antichambre de cet appartement, Mme de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l'étonnement tempérait la douleur. Julien parut, saisit la boÃte, sans remercier, sans rien dire, et courut dans sa chambre où il fit du feu, et la brûla à l'instant. Il était pâle, anéanti, il s'exagérait l'étendue du danger qu'il venait de courir. Le portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché chez un homme qui fait profession d'une telle haine pour l'usurpateur! trouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité! et pour comble d'imprudence, sur le carton blanc derrière le portrait, des lignes écrites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l'excès de mon admiration! et chacun de ces transports d'amour est daté! il y en a d'avant-hier. Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment! se disait Julien, en voyant brûler la boÃte, et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle... et encore, quelle vie, grand Dieu! Une heure après, la fatigue et la pitié qu'il sentait pour lui-même le disposaient à l'attendrissement. Il rencontra Mme de Rênal et prit sa main qu'il baisa avec plus de sincérité qu'il n'avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et, presque au même instant, repoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Julien, si récemment blessée, en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rênal qu'une femme riche, il laissa tomber sa main avec dédain, et s'éloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bientôt un sourire amer parut sur ses lèvres. - Je me promène là , tranquille comme un homme maÃtre de son temps! Je ne m'occupe pas des enfants! je m'expose aux mots humiliants de M. de Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants. Les caresses du plus jeune, qu'il aimait beaucoup, calmèrent un peu sa cuisante douleur. Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l'on a acheté hier. CHAPITRE X UN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE But passion most dissembles, yet betrays, Even by its darkness; as the blackest sky Foretells the heaviest tempest. Don Juan, C. I, st. 73. M. de Rênal, qui suivait toutes les chambres du château, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L'entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Plus pâle, plus sombre qu'à l'ordinaire, il s'élança vers lui. M. de Rênal s'arrêta et regarda ses domestiques. - Monsieur, lui dit Julien, croyez-vous qu'avec tout autre précepteur, vos enfants eussent fait les mêmes progrès qu'avec moi? Si vous répondez que non, continua Julien sans laisser à M. de Rênal le temps de parler, comment osez-vous m'adresser le reproche que je les néglige? M. de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange qu'il voyait prendre à ce petit paysan, qu'il avait en poche quelque proposition avantageuse et qu'il allait le quitter. La colère de Julien, s'augmentant à mesure qu'il parlait - Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il. - Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M. de Rênal en balbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pas, occupés à arranger les lits. - Ce n'est pas ce qu'il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui; songez à l'infamie des paroles que vous m'avez adressées, et devant des femmes encore! M. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un pénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julien, effectivement fou de colère, s'écria - Je sais où aller, monsieur, en sortant de chez vous. A ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod. - Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l'air dont il eût appelé le chirurgien pour l'opération la plus douloureuse, j'accède à votre demande. A compter d'après-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois. Julien eut envie de rire et resta stupéfait toute sa colère avait disparu. Je ne méprisais pas assez l'animal, se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse. Les enfants, qui écoutaient cette scène bouche béante, coururent au jardin dire à leur mère que M. Julien était bien en colère, mais qu'il allait avoir cinquante francs par mois. Julien les suivit par habitude, sans même regarder M. de Rênal, qu'il laissa profondément irrité. Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coûte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvés. Un instant après, Julien se retrouva vis-à -vis de M. de Rênal - J'ai à parler de ma conscience à M. Chélan; j'ai l'honneur de vous prévenir que je serai absent quelques heures. - Eh, mon cher Julien! dit M. de Rênal, en riant de l'air le plus faux, toute la journée, si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières. Le voilà , se dit M. de Rênal, qui va rendre réponse à Valenod, il ne m'a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune homme. Julien s'échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt chez M. Chélan. Loin de désirer s'astreindre à une nouvelle scène d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l'agitaient. J'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j'ai donc gagné une bataille! Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité. Me voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi? Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et puissant contre lequel, une heure auparavant, il était bouillant de colère, acheva de rasséréner l'âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s'élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraÃcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s'arrêter. Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi! plus de cinquante écus par an! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'oeil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne? CHAPITRE XI UNE SOIREE Yet Julia's very coldness still was kind, And tremulously gentle her small hand Withdrew itself from his, but left behind A little pressure, thrilling, and so bland And slight, so very slight that to the mind. 'Twas but a doubt. Don Juan C. I. st. 71. Il fallut pourtant paraÃtre à Verrières. En sortant du presbytère, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hâta de raconter l'augmentation de ses appointements. De retour à Vergy, Julien ne descendit au jardin que lorsqu'il fut nuit close. Son âme était fatiguée de ce grand nombre d'émotions puissantes qui l'avaient agité dans cette journée. Que leur dirai-je? pensait-il avec inquiétude, en songeant aux dames. Il était loin de voir que son âme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l'intérêt des femmes. Souvent Julien était inintelligible pour Mme Derville et même pour son amie, et à son tour ne comprenait qu'à demi tout ce qu'elles lui disaient. Tel était l'effet de la force, et, si j'ose parler ainsi, de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l'âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être singulier, c'était presque tous les jours tempête. En entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s'occuper des idées des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, à côté de Mme de Rénal. L'obscurité devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait près de lui, appuyée sur le dos d'une chaise. On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur. Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation, quand il entendit M. de Rênal qui s'approchait. Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossières du serait-ce pas, se dit-il, une façon de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence? Oui je le ferai, moi pour qui il a témoigné tant de mépris. De ce moment, la tranquillité si peu naturelle au caractère de Julien, s'éloigna bien vite; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que Mme de Rênal voulût bien lui laisser sa main. M. de Rênal parlait politique avec colère deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l'écoutait. Julien, irrité de ces discours, approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L'obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres. Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas, elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale, que l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs! Pendant toute l'absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême qui l'avait fait réfléchir. Quoi! j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour! Moi, femme mariée, je serais amoureuse! Mais, se disait-elle, je n'ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond ce n'est qu'un enfant plein de respect pour moi! Cette folie sera passagère. Qu'importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses d'imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien. Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle était trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels étaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l'entendit parler, presque au même instant elle le vit s'asseoir à ses côtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l'étonnait plus encore qu'il ne la séduisait. Tout était imprévu pour elle. Cependant, après quelques instants, il suffit donc, se dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts? Elle fut effrayée; ce fut alors qu'elle lui ôta sa main. Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n'en avait reçu de pareils, lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d'un bonheur que jamais elle n'avait même rêvé, lui donnèrent des transports d'amour et de folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de Verrières qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était entraÃné par le pouvoir de la beauté. Perdu dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées par ce léger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain. Mais cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu'à un bonheur, celui de reprendre son livre favori; à vingt ans, l'idée du monde et de l'effet à y produire l'emporte sur tout. Bientôt cependant il posa le livre. A force de songer aux victoires de Napoléon, il avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j'ai gagné une bataille, se dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l'orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu'il est en retraite. C'est là Napoléon tout pur. Il faut que je demande un congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S'il me le refuse, je lui mets encore le marché à la main, mais il cédera. Mme de Rênal ne put fermer l'oeil. Il lui semblait n'avoir pas vécu jusqu'à ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflammés. Tout à coup l'affreuse parole adultère, lui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à l'idée de l'amour des sens se présenta en foule à son imagination. Ces idées voulaient tâcher de ternir l'image tendre et divine qu'elle se faisait de Julien et du bonheur de l'aimer. L'avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait méprisable. Ce moment fut affreux; son âme arrivait dans des pays inconnus. La veille elle avait goûté un bonheur inéprouvé; maintenant elle se trouvait tout à coup plongée dans un malheur atroce. Elle n'avait aucune idée de telles souffrances, elles troublèrent sa raison. Elle eut un instant la pensée d'avouer à son mari qu'elle craignait d'aimer Julien. C'eût été parler de lui. Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa tante, la veille de son mariage. Il s'agissait du danger des confidences faites à un mari, qui après tout est un maÃtre. Dans l'excès de sa douleur, elle se tordait les mains. Elle était entraÃnée au hasard par des images contradictoires et douloureuses. Tantôt elle craignait de n'être pas aimée, tantôt l'affreuse idée du crime la torturait comme si le lendemain elle eût dû être exposée au pilori sur la place publique de Verrières, avec un écriteau expliquant son adultère à la populace. Mme de Rênal n'avait aucune expérience de la vie; même pleinement éveillée et dans l'exercice de toute sa raison, elle n'eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général. Quand l'affreuse idée de l'adultère et de toute l'ignominie que, dans son opinion, ce crime entraÃne à sa suite, lui laissait quelque repos, et qu'elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l'idée horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s'était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroÃt de douleur arriva à toute l'intensité de malheur qu'il est donné à l'âme humaine de pouvoir supporter. Sans s'en douter, Mme de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraÃtre auprès de son lit la clarté d'une lumière, et reconnut Elisa. - Est-ce vous qu'il aime? s'écria-t-elle dans sa folie. La femme de chambre, étonnée du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maÃtresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot singulier. Mme de Rênal sentit son imprudence - J'ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez auprès de moi. Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l'empire que l'état de demi-sommeil lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de La Quotidienne , que Mme de Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait. CHAPITRE XII UN VOYAGE On trouve à Paris des gens élégants, il peut y avoir en province des gens à caractère . SIEYES. Le lendemain, dès cinq heures, avant que Mme de Rênal fût visible, Julien avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l'eût aimée, il l'eût aperçue derrière les persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions, elle se détermina à paraÃtre au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée un sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression de sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts de la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure céleste. Julien s'approcha d'elle avec empressement; il admirait ces bras si beaux qu'un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraÃcheur de l'air du matin semblait augmenter encore l'éclat d'un teint que l'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. Cette beauté modeste et touchante, et cependant pleine de pensées que l'on ne trouve point dans les classes inférieures, semblait révéler à Julien une faculté de son âme qu'il n'avait jamais sentie. Tout entier à l'admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement à l'accueil amical qu'il s'attendait à recevoir. Il fut d'autant plus étonné de la froideur glaciale qu'on cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même distinguer l'intention de le remettre à sa place. Le sourire du plaisir expira sur ses lèvres; il se souvint du rang qu'il occupait dans la société, et surtout aux yeux d'une noble et riche héritière. En un moment il n'y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la colère contre lui-même. Il éprouvait un violent dépit d'avoir pu retarder son départ de plus d'une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant. Il n'y a qu'un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres une pierre tombe parce qu'elle est pesante. Serai-je toujours un enfant? quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent? Si je veux être estimé et d'eux et de moi-même, il faut leur montrer que c'est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richesse, mais que mon coeur est à mille lieues de leur insolence, et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leurs petites marques de dédain ou de faveur. Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l'âme du jeune précepteur, sa physionomie mobile prenait l'expression de l'orgueil souffrant et de la férocité. Mme de Rênal en fut toute troublée. La froideur vertueuse qu'elle avait voulu donner à son accueil fit place à l'expression de l'intérêt, et d'un intérêt animé par toute la surprise du changement subit qu'elle venait de voir. Les paroles vaines que l'on s'adresse le matin sur la santé, sur la beauté de la journée, tarirent à la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n'était troublé par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d'amitié; il ne lui dit rien du petit voyage qu'il allait entreprendre, la salua et partit. Comme elle le regardait aller, atterrée de la hauteur sombre qu'elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aÃné, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l'embrassant - Nous avons congé, M. Julien s'en va pour un voyage. A ce mot, Mme de Rênal se sentit saisie d'un froid mortel; elle était malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse. Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination; elle fut emportée bien au-delà des sages résolutions qu'elle devait à la nuit terrible qu'elle venait de passer. Il n'était plus question de résister à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais. Il fallut assister au déjeuner. Pour comble de douleur, M. de Rênal et Mme Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de Verrières avait remarqué quelque chose d'insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demandé un congé. - Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu'un. Mais ce quelqu'un, fût-ce M. Valenod, doit être un peu découragé par la somme de 600 francs, à laquelle maintenant il faut porter le déboursé annuel. Hier, à Verrières, on aura demandé un délai de trois jours pour réfléchir; et ce matin, afin de n'être pas obligé à me donner une réponse, le petit monsieur part pour la montagne. Etre obligé de compter avec un misérable ouvrier qui fait l'insolent, voilà pourtant où nous sommes arrivés! Puisque mon mari, qui ignore combien profondément il a blessé Julien, pense qu'il nous quittera, que dois-je croire moi-même? se dit Mme de Rênal. Ah! tout est décidé! Afin de pouvoir du moins pleurer en liberté, et ne pas répondre aux questions de Mme Derville, elle parla d'un mal de tête affreux, et se mit au lit. - Voilà ce que c'est que les femmes, répéta M. de Rênal, il y a toujours quelque chose de dérangé à ces machines compliquées. Et il s'en alla goguenard. Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu'a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engagée, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaÃne au nord de Vergy. Le sentier qu'il suivait, s'élevant peu à peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins élevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s'étendirent jusqu'aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l'âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il ne pouvait s'empêcher de s'arrêter de temps à autre pour regarder un spectacle si vaste et si imposant. Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu'habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami. Julien n'était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d'un des rochers. Il prit sa course, et bientôt fut établi dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l'idée de se livrer au plaisir d'écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait il ne voyait rien de ce qui l'entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais. Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j'ai du pain, et je suis libre! Au son de ce grand mot son âme s'exalta, son hypocrisie faisait qu'il n'était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait été de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s'éteindre, l'un après l'autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité immense, son âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait rencontrer un jour à Paris. C'était d'abord une femme bien plus belle et d'un génie bien plus élevé que tout ce qu'il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. S'il se séparait d'elle pour quelques instants, c'était pour aller se couvrir de gloire et mériter d'en être encore plus aimé. Même en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme élevé au milieu des tristes vérités de la société de Paris, eût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie; les grandes actions auraient disparu avec l'espoir d'y atteindre, pour faire place à la maxime si connue Quitte-t-on sa maÃtresse, on risque, hélas! d'être trompé deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d'occasion. Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il y avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout ce qu'il avait écrit. Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. Il trouva Fouqué occupé à écrire ses comptes. C'était un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant. - T'es-tu donc brouillé avec ton M. de Rênal, que tu m'arrives ainsi à l'improviste? Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les événements de la veille. - Reste avec moi, lui dit Fouqué, je vois que tu connais M. de Rênal, M. Valenod, le sous-préfet Maugiron, le curé Chélan; tu as compris les finesses du caractère de ces gens-là ; te voilà en état de paraÃtre aux adjudications. Tu sais l'arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilité de tout faire par moi-même et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je prendrais pour associé m'empêchent tous les jours d'entreprendre d'excellentes affaires. Il n'y a pas un mois que j'ai fait gagner six mille francs à Michaud de Saint-Amand, que je n'avais pas revu depuis six ans, et que j'ai trouvé par hasard à la vente de Pontarlier. Pourquoi n'aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs, ou du moins trois mille? car, si ce jour-là je t'avais eu avec moi, j'aurais mis l'enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l'eût bientôt laissée. Sois mon associé. Cette offre donna de l'humeur à Julien, elle dérangeait sa folie. Pendant tout le souper, que les deux amis préparèrent eux-mêmes comme des héros d'Homère, car Fouqué vivait seul, il montra ses comptes à Julien, et lui prouva combien son commerce de bois présentait d'avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du caractère de Julien. Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de prêtre, suivant la mode qui alors régnera en France. Le petit pécule que j'aurai amassé lèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagne, j'aurai dissipé un peu l'affreuse ignorance où je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marier, il me répète que la solitude le rend malheureux. Il est évident que s'il prend un associé qui n'a pas de fonds à verser dans son commerce, c'est dans l'espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais. Tromperai-je mon ami? s'écria Julien avec humeur. Cet être, dont l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie étaient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'idée du plus petit manque de délicatesse envers un homme qui l'aimait. Mais tout à coup Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser. Quoi! je perdrais lâchement sept ou huit années! j'arriverais ainsi à vingt-huit ans; mais, à cet âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses! Quand j'aurai gagné obscurément quelque argent en courant ces ventes de bois et méritant la faveur de quelques fripons subalternes, qui me dit que j'aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un nom? Le lendemain matin, Julien répondit d'un grand sang-froid au bon Fouqué, qui regardait l'affaire de l'association comme terminée, que sa vocation pour le saint ministère des autels ne lui permettait pas d'accepter. Fouqué n'en revenait pas. - Mais songes-tu, lui répétait-il, que je t'associe, ou, si tu l'aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. Rênal, qui te méprise comme la boue de ses souliers! Quand tu auras deux cents louis devant toi, qu'est-ce qui t'empêche d'entrer au séminaire? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta Fouqué en baissant la voix, je fournis de bois à brûler M. le..., M. le..., M... Je leur livre de l'essence de chêne de première qualité qu'ils ne me paient que comme du bois blanc, mais jamais argent ne fut mieux placé. Rien ne put vaincre la vocation de Julien. Fouqué finit par le croire un peu fou. Le troisième jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journée au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de l'âme, les offres de son ami la lui avaient enlevée. Comme Hercule, il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre la médiocrité suivie d'un bien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse. Je n'ai donc pas une véritable fermeté, se disait-il; et c'était là le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit années passées à me procurer du pain ne m'enlèvent cette énergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires. CHAPITRE XIII LES BAS A JOUR Un roman c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin. SAINT REAL Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l'ancienne église de Vergy, il remarqua que, depuis l'avant-veille, il n'avait pas pensé une seule fois à Mme de Rênal. L'autre jour en partant, cette femme m'a rappelé la distance infinie qui nous sépare, elle m'a traité comme le fils d'un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m'avoir laissé sa main la veille... Elle est pourtant bien jolie, cette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme! La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine facilité aux raisonnements de Julien; ils n'étaient plus aussi souvent gâtés par l'irritation, et le sentiment vif de sa pauvreté et de sa bassesse aux yeux du monde. Placé comme sur un promontoire élevé, il pouvait juger, et dominait pour ainsi dire l'extrême pauvreté et l'aisance qu'il appelait encore richesse. Il était loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir différent après ce petit voyage dans la montagne. Il fut frappé du trouble extrême avec lequel Mme de Rênal écouta le petit récit de son voyage, qu'elle lui avait demandé. Fouqué avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s'était aperçu qu'il n'était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire, toute d'imagination et de méfiance, l'avait éloigné de tout ce qui pouvait l'éclairer. Pendant son absence, la vie n'avait été pour Mme de Rênal qu'une suite de supplices différents, mais tous intolérables; elle était réellement malade. - Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu'elle vit arriver Julien, indisposée comme tu l'es, tu n'iras pas ce soir au jardin, l'air humide redoublerait ton malaise. Mme Derville voyait avec étonnement que son amie, toujours grondée par M. de Rênal, à cause de l'excessive simplicité de sa toilette, venait de prendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivés de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rênal avait été de tailler et de faire faire en toute hâte par Elisa une robe d'été, d'une jolie petite étoffe fort à la mode. A peine cette robe put-elle être terminée quelques instants après l'arrivée de Julien; Mme de Rênal la mit aussitôt. Son amie n'eut plus de doutes. Elle aime, l'infortunée! se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de sa maladie. Elle la vit parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus vive. L'anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune précepteur. Mme de Rênal s'attendait à chaque moment qu'il allait s'expliquer, et annoncer qu'il quittait la maison ou y restait. Julien n'avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. Après des combats affreux, Mme de Rênal osa enfin lui dire, d'une voix tremblante, et où se peignait toute sa passion - Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs? Julien fut frappé de la voix incertaine et du regard de Mme de Rênal. Cette femme-là m'aime, se dit-il; mais après ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et dès qu'elle ne craindra plus mon départ, elle reprendra sa fierté. Cette vue de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l'éclair, il répondit en hésitant - J'aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si bien nés , mais peut-être le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi. En prononçant la parole si bien nés c'était un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu, il s'anima d'un profond sentiment d'anti-sympathie. Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien né. Mme de Rênal, en l'écoutant, admirait son génie, sa beauté, elle avait le coeur percé de la possibilité de départ qu'il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verrières, qui, pendant l'absence de Julien, étaient venus dÃner à Vergy, lui avaient fait compliment comme à l'envi sur l'homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de déterrer. Ce n'est pas que l'on comprÃt rien aux progrès des enfants. L'action de savoir par coeur la Bible, et encore en latin, avait frappé les habitants de Verrières d'une admiration qui durera peut-être un siècle. Julien, ne parlant à personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rênal avait eu le moindre sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation qu'il avait conquise, et l'orgueil de Julien rassuré, il eût été pour elle doux et aimable, d'autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rênal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bientôt elle avoua qu'elle était hors d'état de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui ôtait tout à fait. Il était nuit; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien privilège, osa approcher les lèvres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve avec ses maÃtresses, et non à Mme de Rênal; le mot bien nés pesait encore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d'être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la beauté, l'élégance, la fraÃcheur le trouvèrent presque insensible. La pureté de l'âme, l'absence de toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la jeunesse. C'est la physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes. Julien fut maussade toute la soirée; jusqu'ici il n'avait été en colère qu'avec le hasard de la société; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d'arriver à l'aisance, il avait de l'humeur contre lui-même. Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dÃt quelques mots à ces dames, Julien finit sans s'en apercevoir par abandonner la main de Mme de Rênal. Cette action bouleversa l'âme de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort. Certaine de l'affection de Julien, peut-être sa vertu eût trouvé des forces contre lui. Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l'égara jusqu'au point de reprendre la main de Julien, que, dans sa distraction, il avait laissée appuyée sur le dossier d'une chaise. Cette action réveilla ce jeune ambitieux il eût voulu qu'elle eût pour témoins tous ces nobles si fiers qui, à table, lorsqu'il était au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur. Cette femme ne peut plus me mépriser dans ce cas, se dit-il, je dois être sensible à sa beauté; je me dois à moi-même d'être son amant. Une telle idée ne lui fût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami. La détermination subite qu'il venait de prendre forma une distraction agréable. Il se disait il faut que j'aie une de ces deux femmes; il s'aperçut qu'il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville; ce n'est pas qu'elle fût plus agréable, mais toujours elle l'avait vu précepteur honoré pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliée sous le bras, comme il était apparu à Mme de Rênal. C'était précisément comme jeune ouvrier, rougissant jusqu'au blanc des yeux, arrêté à la porte de la maison et n'osant sonner, que Mme de Rênal se le figurait avec le plus de charme. [Variante Cette femme, que les bourgeois du pays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre certitude l'emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de caractère faite par le rang d'un homme. Un charretier qui eût montré de la bravoure eût été plus brave dans son esprit qu'un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l'âme de Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de race et plusieurs d'entre eux titrés.] En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas songer à la conquête de Mme Derville, qui s'apercevait probablement du goût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci Que connais-je du caractère de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait; aujourd'hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu'elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d'amants! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu'à cause de la facilité des entrevues. Tel est, hélas! le malheur d'une excessive civilisation! A vingt ans, l'âme d'un jeune homme, s'il a quelque éducation, est à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l'amour n'est souvent que le plus ennuyeux des devoirs. Je me dois d'autant plus, continua la petite vanité de Julien, de réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune, et que quelqu'un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai faire entendre que l'amour m'avait jeté à cette place. Julien éloigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rênal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à mi-voix - Vous nous quitterez, vous partirez? Julien répondit en soupirant - Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion, c'est une faute... et quelle faute pour un jeune prêtre! Mme de Rênal s'appuya sur son bras, et avec tant d'abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien. Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Mme de Rênal était exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de l'amour; quand elle arrive à l'âge de la vraie passion, le charme de la nouveauté manque. Comme Mme de Rênal n'avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l'avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu'elle l'était en ce moment. L'idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l'avait agitée quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un hôte importun. Jamais je n'accorderai rien à Julien, se dit Mme de Rênal, nous vivrons à l'avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami. CHAPITRE XIV LES CISEAUX ANGLAIS Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge. POLIDORI. Pour Julien, l'offre de Fouqué lui avait en effet enlevé tout bonheur; il ne pouvait s'arrêter à aucun parti. Hélas! peut-être manqué-je de caractère, j'eusse été un mauvais soldat de Napoléon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maÃtresse du logis va me distraire un moment. Heureusement pour lui, même dans ce petit incident subalterne, l'intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier. Il avait peur de Mme de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses yeux l'avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et à l'inspiration du moment. D'après les confidences de Fouqué et le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa Bible, il se fit un plan de campagne fort détaillé. Comme, sans se l'avouer, il était fort troublé, il écrivit ce plan. Le lendemain matin au salon, Mme de Rênal fut un instant seule avec lui - N'avez-vous point d'autre nom que Julien? lui dit-elle. A cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre. Cette circonstance n'était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l'esprit vif de Julien l'eût bien servi, la surprise n'eût fait qu'ajouter à la vivacité de ses aperçus. Il fut gauche et s'exagéra sa gaucherie. Mme de Rênal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l'effet d'une candeur charmante. Et ce qui manquait précisément à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de génie, c'était l'air de la candeur. - Ton petit précepteur m'inspire beaucoup de méfiance, lui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l'air de penser toujours et de n'agir qu'avec politique. C'est un sournois. Julien resta profondément humilié du malheur de n'avoir su que répondre à Mme de Rênal. Un homme comme moi se doit de réparer cet échec, et, saisissant le moment où l'on passait d'une pièce à l'autre, il crut de son devoir de donner un baiser à Mme de Rênal. Rien de moins amené, rien de moins agréable et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d'être aperçus. Mme de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise lui rappela M. Valenod. Que m'arriverait-il, se dit-elle, si j'étais seule avec lui? Toute sa vertu revint, parce que l'amour s'éclipsait. Elle s'arrangea de façon à ce qu'un de ses enfants restât toujours auprès d'elle. La journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa tout entière à exécuter avec gaucherie son plan de séduction. Il ne regarda pas une seule fois Mme de Rênal, sans que ce regard n'eût un pourquoi; cependant, il n'était pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne réussissait point à être aimable, et encore moins séduisant. Mme de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche et en même temps si hardi. C'est la timidité de l'amour dans un homme d'esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu'il n'eût jamais été aimé de ma rivale! Après le déjeuner, Mme de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle travaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Mme Derville était à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre héros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet. Mme de Rênal eut une peur extrême; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux, qu'il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d'acier anglais se brisèrent, et Mme de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s'était pas trouvé plus près d'elle. - Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l'eussiez empêchée; au lieu de cela votre zèle n'a réussi qu'à me donner un fort grand coup de pied. Tout cela trompa le sous-préfet, mais non Mme Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières! pensa-t-elle; le savoir-vivre d'une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rênal trouva le moment de dire à Julien - Soyez prudent, je vous l'ordonne. Julien voyait sa gaucherie, il avait de l'humeur. Il délibéra longtemps avec lui-même pour savoir s'il devait se fâcher de ce mot Je vous l'ordonne . Il fut assez sot pour penser elle pourrait me dire  je l'ordonne , s'il s'agissait de quelque chose de relatif à l'éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l'égalité. On ne peut aimer sans égalité ... et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l'égalité. Il se répétait avec colère ce vers de Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant ................... L'amour Fait les égalités et ne les cherche pas. Julien s'obstinant à jouer le rôle d'un don Juan, lui qui de la vie n'avait eu de maÃtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n'eut qu'une idée juste; ennuyé de lui et de Mme de Rênal, il voyait avec effroi s'avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d'elle et dans l'obscurité. Il dit à M. de Rênal qu'il allait à Verrières voir le curé; il partit après dÃner et ne rentra que dans la nuit. A Verrières, Julien trouva M. Chélan occupé à déménager; il venait enfin d'être destitué, le vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon curé, et il eut l'idée d'écrire à Fouqué que la vocation irrésistible qu'il se sentait pour le saint ministère l'avait empêché d'accepter d'abord ses offres obligeantes, mais qu'il venait de voir un tel exemple d'injustice, que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés. Julien s'applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l'emportait sur l'héroïsme. CHAPITRE XV LE CHANT DU COQ Amour en latin faict amor; Or donc provient d'amour la mort, Et, par avant, soulcy qui mord, Deuil, plours, pièges, forfaitz, remords... BLASON D'AMOUR. Si Julien avait eu un peu de l'adresse qu'il se supposait si gratuitement, il eût pu s'applaudir le lendemain de l'effet produit par son voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il fut assez maussade; sur le soir, une idée ridicule lui vint, et il la communiqua à Mme de Rênal, avec une rare intrépidité. A peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha sa bouche de l'oreille de Mme de Rênal, et, au risque de la compromettre horriblement, il lui dit - Madame, cette nuit, à deux heures, j'irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose. Julien tremblait que sa demande ne fût accordée; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement que, s'il eût pu suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n'eût plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer. Mme de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement exagérée, à l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de Mme Derville et fort loin de Mme de Rênal. Il s'ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversation fut sérieuse, et Julien s'en tira fort bien, à quelques moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manoeuvre, se disait-il, pour forcer Mme de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire, il y a trois jours, qu'elle était à moi! Julien était extrêmement déconcerté de l'état presque désespéré où il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l'eût plus embarrassé que le succès. Lorsqu'on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu'il jouissait du mépris de Mme Derville, et que probablement il n'était guère mieux avec Mme de Rênal. De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. Il était à mille lieues de l'idée de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rênal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu'apporterait chaque journée. Il se fatigua le cerveau à inventer des manoeuvres savantes, un instant après, il les trouvait absurdes; il était en un mot fort malheureux, quand deux heures sonnèrent à l'horloge du château. Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l'événement le plus pénible. Il n'avait plus songé à sa proposition impertinente, depuis le moment où il l'avait faite; elle avait été si mal reçue! Je lui ai dit que j'irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant, je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d'un paysan. Mme Derville me l'a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible. Julien avait raison de s'applaudir de son courage, jamais il ne s'était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s'appuyer contre le mur. Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n'y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Mais, grand Dieu! qu'y ferait-il? Il n'avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu'il eût été hors d'état de les suivre. Enfin, souffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable. Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée; il ne s'attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme de Rênal se jeta vivement hors de son lit. Malheureux! s'écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu'en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes. Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu'il n'avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l'amour qu'il avait inspiré et à l'impression imprévue qu'avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à laquelle ne l'eût pas conduit toute son adresse si maladroite. Mais, dans les moments les plus doux, victime d'un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d'un homme accoutumé à subjuguer des femmes il fit des efforts d'attention incroyables pour gâter ce qu'il avait d'aimable. Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait naÃtre, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l'empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C'est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge. Mortellement effrayée de l'apparition de Julien, Mme de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement. Même quand elle n'eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d'elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l'enfer en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n'eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu'il venait d'enlever, s'il eût su en jouir. Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l'agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient. Mon Dieu! être heureux, être aimé, n'est-ce que ça? Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient d'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite. - N'ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même? Ai-je bien joué mon rôle? Et quel rôle? celui d'un homme accoutumé à être brillant avec les femmes. CHAPITRE XVI LE LENDEMAIN He turn'd his lip to hers, and with his hand Call'd back the tangles of her wandering hair. Don Juan. C. 1. st. 170 . Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l'homme qui en un moment était devenu tout au monde pour elle. Comme elle l'engageait à se retirer, voyant poindre le jour - Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue. Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci - Regretteriez-vous la vie? - Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu. Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence. L'attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions, dans la folle idée de paraÃtre un homme d'expérience, n'eut qu'un avantage; lorsqu'il revit Mme de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un chef-d'oeuvre de prudence. Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s'apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu'une seule fois les yeux sur elle. D'abord, Mme de Rênal admira sa prudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée  Est-ce qu'il ne m'aimerait plus, se dit-elle; hélas! je suis bien vieille pour lui; j'ai dix ans de plus que lui. » En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d'amour si extraordinaire, il la regarda avec passion, car elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se détailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rênal; il ne lui ôta pas toutes ses inquiétudes; mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords envers son mari. Au déjeuner, ce mari ne s'était aperçu de rien; il n'en était pas de même de Mme Derville elle crut Mme de Rênal sur le point de succomber. Pendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui épargna pas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu'elle courait. Mme de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien; elle voulait lui demander s'il l'aimait encore. Malgré la douceur inaltérable de son caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle était importune. Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se trouva placée entre Mme de Rênal et Julien. Mme de Rênal qui s'était fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot. Ce contretemps augmenta son agitation. Elle était dévorée d'un remords. Elle avait tant grondé Julien de l'imprudence qu'il avait faite en venant chez elle la nuit précédente, qu'elle tremblait qu'il ne vÃnt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'établir dans sa chambre. Mais, ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgré l'incertitude et la passion qui la dévoraient, elle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la dernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province. Les domestiques n'étaient pas tous couchés. La prudence l'obligea enfin à revenir chez elle. Deux heures d'attente furent deux siècles de tourments. Mais Julien était trop fidèle à ce qu'il appelait le devoir, pour manquer à exécuter de point en point ce qu'il s'était prescrit. Comme une heure sonnait, il s'échappa doucement de sa chambre, s'assura que le maÃtre de la maison était profondément endormi, et parut chez Mme de Rênal. Ce jour-là , il trouva plus de bonheur auprès de son amie, car il songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rênal lui dit de son âge contribua à lui donner quelque assurance. - Hélas! j'ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m'aimer? lui répétait-elle sans projet, et parce que cette idée l'opprimait. Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu'il était réel, et il oublia presque toute sa peur d'être ridicule. La sotte idée d'être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maÃtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la faculté de juger son amant. Heureusement, il n'eut presque pas, ce jour-là , cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son attention à jouer un rôle, cette triste découverte lui eût à jamais enlevé tout bonheur. Elle n'y eût pu voir autre chose qu'un triste effet de la disproportion des âges. Quoique Mme de Rênal n'eût jamais pensé aux théories de l'amour, la différence d'âge est, après celle de fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu'il est question d'amour. En peu de jours, Julien, rendu à toute l'ardeur de son âge, fut éperdument amoureux. Il faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bonté d'âme angélique, et l'on n'est pas plus jolie. Il avait perdu presque tout à fait l'idée du rôle à jouer. Dans un moment d'abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette confidence porta à son comble la passion qu'il inspirait. Je n'ai donc point eu de rivale heureuse, se disait Mme de Rênal avec délices! Elle osa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'intérêt; Julien lui jura que c'était celui d'un homme. Quand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existât, et que jamais elle ne s'en fût doutée. Ah! se disait-elle, si j'avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie! Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l'ambition; c'était de la joie de posséder, lui pauvre être malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d'adoration, ses transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la différence d'âge. Si elle eût possédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle eût frémi pour la durée d'un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d'amour-propre. Dans ses moments d'oubli d'ambition, Julien admirait avec transport jusqu'aux chapeaux, jusqu'aux robes de Mme de Rênal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entières admirant la beauté et l'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le regardait; lui, regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un mariage, emplissent une corbeille de noce. J'aurais pu épouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rênal; quelle âme de feu! quelle vie ravissante avec lui! Pour Julien, jamais il ne s'était trouvé aussi près de ces terribles instruments de l'artillerie féminine. Il est impossible, se disait-il, qu'à Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d'objection à son bonheur. Souvent la sincère admiration et les transports de sa maÃtresse lui faisaient oublier la vaine théorie qui l'avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments où, malgré ses habitudes d'hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande dame qui l'admirait, son ignorance d'une foule de petits usages. Le rang de sa maÃtresse semblait l'élever au-dessus de lui-même. Mme de Rênal, de son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Même le sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s'empêcher de l'admirer; ils lui en semblaient moins sots. Quant à Mme Derville, elle était bien loin d'avoir à exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de ce qu'elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux à une femme qui, à la lettre, avait perdu la tête, elle quitta Vergy sans donner une explication qu'on se garda de lui demander. Mme de Rênal en versa quelques larmes, et bientôt il lui sembla que sa félicité redoublait. Par ce départ elle se trouvait presque toute la journée tête à tête avec son amant. Julien se livrait d'autant plus à la douce société de son amie, que, toutes les fois qu'il était trop longtemps seul avec lui-même, la fatale proposition de Fouqué venait encore l'agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments où lui, qui n'avait jamais aimé, qui n'avait jamais été aimé de personne, trouvait un si délicieux plaisir à être sincère, qu'il était sur le point d'avouer à Mme de Rênal l'ambition qui jusqu'alors avait été l'essence même de son existence. Il eût voulu pouvoir la consulter sur l'étrange tentation que lui donnait la proposition de Fouqué, mais un petit événement empêcha toute franchise. CHAPITRE XVII LE PREMIER ADJOINT O, how this spring of love resembleth The uncertain glory of an April day, Which now shows all the beauty of the sun And by and by a cloud takes all away! TWO GENTLEMEN OF VERONA. Un soir au coucher du soleil, assis auprès de son amie, au fond du verger, loin des importuns, il rêvait profondément. Des moments si doux, pensait-il, dureront-ils toujours? Son âme était tout occupée de la difficulté de prendre un état, il déplorait ce grand accès de malheur qui termine l'enfance et gâte les premières années de la jeunesse peu riche. - Ah! s'écria-t-il, que Napoléon était bien l'homme envoyé de Dieu pour les jeunes Français! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureux, même plus riches que moi, qui ont juste les quelques écus qu'il faut pour se procurer une bonne éducation, et qui ensuite n'ont pas assez d'argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carrière! Quoi qu'on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à jamais d'être heureux! Il vit tout à coup Mme de Rênal froncer le sourcil, elle prit un air froid et dédaigneux; cette façon de penser lui semblait convenir à un domestique. Elevée dans l'idée qu'elle était fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l'était aussi. Elle l'aimait mille fois plus que la vie, [variante elle l'eût aimé même ingrat et perfide] et ne faisait aucun cas de l'argent. Julien était loin de deviner ces idées. Ce froncement de sourcils le rappela sur la terre. Il eut assez de présence d'esprit pour arranger sa phrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur le banc de verdure, que les mots qu'il venait de répéter, il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'était le raisonnement des impies. - Eh bien! ne vous mêlez plus à ces gens-là , dit Mme de Rênal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succédé à l'expression de la plus vive tendresse. Ce froncement de sourcils, ou plutôt le remords de son imprudence, fut le premier échec porté à l'illusion qui entraÃnait Julien. Il se dit Elle est bonne et douce, son goût pour moi est vif, mais elle a été élevée dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d'hommes de coeur qui, après une bonne éducation, n'a pas assez d'argent pour entrer dans une carrière. Que deviendraient-ils ces nobles, s'il nous était donné de les combattre à armes égales! Moi, par exemple, maire de Verrières, bien intentionné, honnête comme l'est au fond M. de Rénal! comme j'enlèverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la justice triompherait dans Verrières! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tâtonnent sans cesse. Le bonheur de Julien fut, ce jour-là , sur le point de devenir durable. Il manqua à notre héros d'oser être sincère. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ ; Mme de Rênal avait été étonnée du mot de Julien, parce que les hommes de sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés. L'air froid de Mme de Rênal dura assez longtemps, et sembla marqué à Julien. C'est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose désagréable succéda chez elle à sa répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans ses traits, si purs et si naïfs, quand elle était heureuse et loin des ennuyeux. Julien n'osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu'il était imprudent d'aller voir Mme de Rênal dans sa chambre. Il valait mieux qu'elle vÃnt chez lui; si un domestique l'apercevait courant dans la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer cette démarche. Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de Fouqué des livres que lui, élève en théologie, n'eût jamais pu demander à un libraire. Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien aise de n'être pas interrompu par une visite, dont l'attente, la veille encore de la petite scène du verger, l'eût mis hors d'état de lire. Il devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d'une façon toute nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l'ignorance arrête tout court l'intelligence d'un jeune homme né hors de la société, quelque génie naturel qu'on veuille lui supposer. Cette éducation de l'amour, donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle qu'elle est aujourd'hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu'elle a été autrefois, il y a deux mille ans, ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières. Sur le premier plan parurent des intrigues très compliquées ourdies, depuis deux ans, auprès du préfet de Besançon. Elles étaient appuyées par des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu'il y a de plus illustre. Il s'agissait de faire de M. de Moirod, c'était l'homme le plus dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verrières. Il avait pour concurrent un fabricant fort riche, qu'il fallait absolument refouler à la place de second adjoint. Julien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surpris, quand la haute société du pays venait dÃner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée était profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la possibilité. Ce qui en faisait l'importance, c'est qu'ainsi que chacun sait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale. Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où M. de Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l'on pourrait faire, aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites réparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgré la haute piété et la probité reconnue de M. de Moirod, on était sûr qu'il serait coulant , car il avait beaucoup d'enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu'il y a de mieux dans Verrières. Aux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que l'histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la première fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y avait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu'il avait commencé à aller les soirs chez le curé. Mais la discrétion et l'humilité d'esprit étant les premières qualités d'un élève en théologie, il lui avait toujours été impossible de faire des questions. Un jour, Mme de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l'ennemi de Julien. - Mais, madame, c'est aujourd'hui le dernier vendredi du mois, répondit cet homme d'un air singulier. - Allez, dit Mme de Rênal - Eh bien! dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, église autrefois, et récemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilà un de ces mystères que je n'ai jamais pu pénétrer. - C'est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit Mme de Rênal; les femmes n'y sont point admises tout ce que j'en sais, c'est que tout le monde s'y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu'on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu'un jour ils ne nous égorgent pas. Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maÃtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables, puisqu'ils étaient de partis contraires, ajoutait, sans qu'il s'en doutât, au bonheur qu'il lui devait et à l'empire qu'elle acquérait sur lui. Dans les moments où la présence d'enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c'était avec une docilité parfaite que Julien, la regardant avec des yeux étincelants d'amour, écoutait ses explications du monde comme il va. Souvent au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l'occasion d'un chemin ou d'une fourniture, l'esprit de Mme de Rênal s'égarait tout à coup jusqu'au délire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu'avec ses enfants. C'est qu'il y avait des jours où elle avait l'illusion de l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu'un enfant bien né n'ignore pas à quinze ans? Un instant après, elle l'admirait comme son maÃtre. Son génie allait jusqu'à l'effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu. - Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin. CHAPITRE XVIII UN ROI A VERRIERES N'êtes-vous bons qu'à jeter là comme un cadavre de peuple, sans âme, et dont les veines n'ont plus de sang? Discours de l'Evêque, à la chapelle de Saint-Clément . Le trois septembre à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa Majesté le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l'on était au mardi. Le préfet autorisait, c'est-à -dire demandait la formation d'une garde d'honneur; il fallait déployer toute la pompe possible. Une estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions; les moins affairés louaient des balcons pour voir l'entrée du roi. Qui commandera la garde d'honneur? M. de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l'intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n'y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirod, elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n'avait monté à cheval. C'était un homme de trente-six ans, timide de toutes les façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule. Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin. - Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis, comme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prospèrent, le parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l'intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l'intérêt de notre sainte religion. A qui pensez-vous, monsieur, que l'on puisse confier le commandement de la garde d'honneur? Malgré la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre.  Je saurai prendre un ton convenable », dit-il au maire. A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes qui sept ans auparavant avaient servi lors du passage d'un prince du sang. A sept heures, Mme de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l'union des partis, et venaient la supplier d'engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles prétendait que si son mari n'était pas élu, de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupée. Julien fut étonné et encore plus fâché qu'elle lui fit un mystère de ce qui l'agitait. Je l'avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour s'éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l'éblouit. Elle m'aimera de nouveau quand les idées de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle. Chose étonnante, il l'en aima davantage. Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en vain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à lui, Julien, emportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s'enfuit en refusant de l'écouter. Je suis bien sot d'aimer une telle femme, l'ambition la rend aussi folle que son mari. Elle l'était davantage; un de ses grands désirs qu'elle n'avait jamais avoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelle, elle obtint d'abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de Maugiron, que Julien serait nommé garde d'honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d'une exemplaire piété. M. Valenod, qui comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit à donner un de ses chevaux à Julien, l'être qu'il haïssait le plus. Mais tous les gardes d'honneur avaient à eux ou d'emprunt quelqu'un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept ans auparavant. Mme de Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire revenir l'habit d'uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d'honneur. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'elle trouvait imprudent de faire faire l'habit de Julien à Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville. Le travail des gardes d'honneur et de l'esprit public terminé, le maire eut à s'occuper d'une grande cérémonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint Clément que l'on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la ville. On désirait un clergé nombreux, ce fut l'affaire la plus difficile à arranger; M. Maslon, le nouveau curé, voulait à tout prix éviter la présence de M. Chélan. En vain, M. de Rênal lui représentait qu'il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancêtres ont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l'abbé Chélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrières, et s'il le trouvait disgracié, il était homme à aller le chercher dans la petite maison où il s'était retiré, accompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer. Quel soufflet! - Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l'abbé Maslon, s'il paraÃt dans mon clergé. Un janséniste, grand Dieu! - Quoi que vous en puissiez dire, mon cher abbé, répliquait M. de Rênal, je n'exposerai pas l'administration de Verrières à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour; mais ici, en province, c'est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu'à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s'amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux. Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de pourparlers, que l'orgueil de l'abbé Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à l'abbé Chélan, pour le prier d'assister à la cérémonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d'invitation pour Julien qui devait l'accompagner en qualité de sous-diacre. Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée, on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce signal annonçait que le roi venait d'entrer sur le territoire du département. Aussitôt le son de toutes les cloches et les décharges répétées d'un vieux canon espagnol appartenant à la ville marquèrent sa joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les toits. Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d'honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l'arçon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d'abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d'indignation chez les uns, chez d'autres le silence de l'étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n'y eut qu'un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l'audace de le nommer garde d'honneur, au préjudice de messieurs tels et tels, riches fabricants! Ces Messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. - Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traÃtre pour leur couper la figure. Les propos de la société noble étaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c'était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général, on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance. Pendant qu'il était l'occasion de tant de propos, Julien était le plus heureux des hommes. Naturellement hardi, il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagnes. Il voyait dans les yeux des femmes qu'il était question de lui. Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu'elles étaient neuves. Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie. Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart, le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un héros. Il était officier d'ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie. Une personne était plus heureuse que lui. D'abord elle l'avait vu passer d'une des croisées de l'hôtel de ville; montant ensuite en calèche, et faisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir quand son cheval l'emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au grand galop, par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par où le roi devait passer, et put suivre la garde d'honneur à vingt pas de distance, au milieu d'une noble poussière. Dix mille paysans crièrent Vive le roi! quand le maire eut l'honneur de haranguer Sa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à coups précipités. Mais un accident s'ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipsick et à Montmirail, mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans l'unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu'il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi pût passer. Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dÃner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la relique de saint Clément. A peine le roi fut-il à l'église, que Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Là , il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysans, pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. A moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la Restauration, et l'on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit l'abbé Chélan qui le gronda fort, et lui remit une soutane et un surplis. Il s'habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du jeune évêque d'Agde. C'était un neveu de M. de La Mole, récemment nommé, et qui avait été chargé de montrer la relique au roi. Mais l'on ne put trouver cet évêque. Le clergé s'impatientait. Il attendait son chef dans le cloÃtre sombre et gothique de l'ancienne abbaye. On avait réuni vingt-quatre curés pour figurer l'ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Après avoir déploré pendant trois quarts d'heure la jeunesse de l'évêque, les curés pensèrent qu'il était convenable que M. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l'avertir que le roi allait arriver, et qu'il était instant de se rendre au choeur. Le grand âge de M. Chélan l'avait fait doyen; malgré l'humeur qu'il témoignait à Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclés très plats; mais, par un oubli qui redoubla la colère de M. Chélan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du garde d'honneur. Arrivés à l'appartement de l'évêque, de grands laquais bien chamarrés daignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n'était pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu'en sa qualité de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilège d'être admis en tout temps auprès de l'évêque officiant. L'humeur hautaine de Julien fut choquée de l'insolence des laquais. Il se mit à parcourir les dortoirs de l'antique abbaye, secouant toutes les portes qu'il rencontrait. Une fort petite céda à ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habits noirs et la chaÃne au cou. A son air pressé ces messieurs le crurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et toute lambrissée de chêne noir; à l'exception d'une seule, les fenêtres en ogive avaient été murées avec des briques. La grossièreté de cette maçonnerie n'était déguisée par rien, et faisait un triste contraste avec l'antique magnificence de la boiserie. Les deux grands côtés de cette salle célèbre parmi les antiquaires bourguignons, et que le duc Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque péché, étaient garnis de stalles de bois richement sculptées. On y voyait, figurés en bois de différentes couleurs, tous les mystères de l'Apocalypse. Cette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s'arrêta en silence. A l'autre extrémité de la salle, près de l'unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l'air irrité; de la main droite, il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir. Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une cérémonie préparatoire qu'accomplit ce jeune prêtre? C'est peut-être le secrétaire de l'évêque... il sera insolent comme les laquais... ma foi, n'importe, essayons. Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixée vers l'unique fenêtre, et regardant ce jeune homme qui continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant. A mesure qu'il approchait, il distinguait mieux son air fâché. La richesse du surplis garni de dentelle arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir. Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin; mais la beauté de la salle l'avait ému, et il était froissé d'avance des mots durs qu'on allait lui adresser. Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant subitement l'air fâché, lui dit du ton le plus doux - Eh bien! monsieur, est-elle enfin arrangée? Julien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine c'était l'évêque d'Agde. Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!... Et il eut honte de ses éperons. - Monseigneur, répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du chapitre, M. Chélan. - Ah! il m'est fort recommandé, dit l'évêque d'un ton poli qui redoubla l'enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l'a mal emballée à Paris; la toile d'argent est horriblement gâtée vers le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune évêque d'un air triste, et encore on me fait attendre! - Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet. Les beaux yeux de Julien firent leur effet. - Allez, monsieur, répondit l'évêque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre messieurs du chapitre. Quand Julien fut arrivé au milieu de la salle, il se retourna vers l'évêque et le vit qui s'était remis à donner des bénédictions. Qu'est-ce que cela peut être? se demanda Julien, sans doute c'est une préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cédant malgré eux au regard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur. Il se sentit fier de la porter en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l'évêque assis devant la glace; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait encore la bénédiction. Julien l'aida à placer sa mitre. L'évêque secoua la tête. - Ah! elle tiendra, dit-il à Julien d'un air content. Voulez-vous vous éloigner un peu? Alors l'évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l'air fâché, et donnait gravement des bénédictions. Julien était immobile d'étonnement; il était tenté de comprendre, mais n'osait pas. L'évêque s'arrêta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravité - Que dites-vous de ma mitre, monsieur, va-t-elle bien? - Fort bien, Monseigneur. - Elle n'est pas trop en arrière? cela aurait l'air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d'officier. - Elle me semble aller fort bien - Le roi de *** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, à cause de mon âge surtout, avoir l'air trop léger. Et l'évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions. C'est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s'exerce à donner la bénédiction. Après quelques instants - Je suis prêt, dit l'évêque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et messieurs du chapitre. Bientôt M. Chélan, suivi des deux curés les plus âgés, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptée, et que Julien n'avait pas aperçue. Mais cette fois il resta à son rang, le dernier de tous, et ne put voir l'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se pressaient en foule à cette porte. L'évêque traversait lentement la salle; lorsqu'il fut arrivé sur le seuil, les curés se formèrent en procession. Après un petit moment de désordre, la procession commença à marcher en entonnant un psaume. L'évêque s'avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l'abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloÃtre. Julien était stupéfait d'admiration pour une si belle cérémonie. L'ambition réveillée par le jeune âge de l'évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son coeur. Cette politesse était bien autre chose que celle de M. de Rênal, même dans ses bons jours. Plus on s'élève vers le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces manières charmantes. On entrait dans l'église par une porte latérale; tout à coup un bruit épouvantable fit retentir ses voûtes antiques; Julien crut qu'elles s'écroulaient. C'était encore la petite pièce de canon; traÃnée par huit chevaux au galop, elle venait d'arriver; et à peine arrivée, mise en batterie par les canonniers de Leipsick, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent été devant elle. Mais ce bruit admirable ne fit plus d'effet sur Julien, il ne songeait plus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, être évêque d'Agde! mais où est Agde? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-être. Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. Chélan prit l'un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L'évêque se plaça dessous. Réellement il était parvenu à se donner l'air vieux; l'admiration de notre héros n'eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l'adresse! pensa-t-il. Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très près. L'évêque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majesté. Nous ne répéterons point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du département. Julien apprit, par le discours de l'évêque, que le roi descendait de Charles le Téméraire. Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes de ce qu'avait coûté cette cérémonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un évêché à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta trois mille huit cents francs. Après le discours de l'évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça sous le dais, ensuite elle s'agenouilla fort dévotement sur un coussin près de l'autel. Le choeur était environné de stalles, et les stalles élevées de deux marches sur le pavé. C'était sur la dernière de ces marches que Julien était assis aux pieds de M. Chélan, à peu près comme un caudataire près de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y eut un Te Deum , des flots d'encens, des décharges infinies de mousqueterie et d'artillerie; les paysans étaient ivres de bonheur et de piété. Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux jacobins. Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon. Il remarqua, pour la première fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi que beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits étaient tellement brodés d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments après que c'était M. de La Mole. Il lui trouva l'air hautain et même insolent. Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il. Ah! l'état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vénérer la relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint Clément? Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était dans le haut de l'édifice dans une chapelle ardente . Qu'est-ce qu'une chapelle ardente? se dit Julien. Mais il ne voulut pas demander l'explication de ce mot. Son attention redoubla. En cas de visite d'un prince souverain, l'étiquette veut que les chanoines n'accompagnent pas l'évêque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d'Agde appela l'abbé Chélan; Julien osa le suivre. Après avoir monté un long escalier, on parvint à une porte extrêmement petite, mais dont le chambranle gothique était doré avec magnificence. Cet ouvrage avait l'air fait de la veille. Devant la porte étaient réunies à genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distinguées de Verrières. Avant d'ouvrir la porte, l'évêque se mit à genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu'il priait à haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grâce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre à notre héros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût battu pour l'Inquisition, et de bonne foi. La porte s'ouvrit tout à coup. La petite chapelle parut comme embrasée de lumière. On apercevait sur l'autel plus de mille cierges divisés en huit rangs séparés entre eux par des bouquets de fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorée à neuf était fort petite, mais très élevée. Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d'admiration. On n'avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux curés et Julien. Bientôt le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-mêmes restèrent en dehors, à genoux, et présentant les armes. Sa Majesté se précipita plutôt qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, collé contre la porte dorée, aperçut, par-dessous le bras nu d'une jeune fille, la charmante statue de saint Clément. Il était caché sous l'autel, en costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d'où le sang semblait couler. L'artiste s'était surpassé; ses yeux mourants, mais pleins de grâce, étaient à demi fermés. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui à demi fermée avait encore l'air de prier. A cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura à chaudes larmes, une de ses larmes tomba sur la main de Julien. Après un instant de prières dans le plus profond silence, troublé seulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix lieues à la ronde, l'évêque d'Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l'effet n'en était que mieux assuré. - N'oubliez jamais, jeunes chrétiennes, que vous avez vu l'un des plus grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, persécutés, assassinés sur la terre, comme vous le voyez par la blessure encore sanglante de saint Clément, ils triomphent au ciel. N'est-ce pas, jeunes chrétiennes, vous vous souviendrez à jamais de ce jour? vous détesterez l'impie. A jamais vous serez fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon. A ces mots, l'évêque se leva avec autorité. - Vous me le promettez? dit-il, en avançant le bras d'un air inspiré. - Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes. - Je reçois votre promesse au nom du Dieu terrible! ajouta l'évêque, d'une voix tonnante. Et la cérémonie fut terminée. Le roi lui-même pleurait. Ce ne fut que longtemps après que Julien eut assez de sang-froid pour demander où étaient les os du saint envoyés de Rome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu'ils étaient cachés dans la charmante figure de cire. Sa Majesté daigna permettre aux demoiselles qui l'avaient accompagnée dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel étaient brodés ces mots HAINE A L'IMPIE, ADORATION PERPETUELLE. M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, à Verrières, les libéraux trouvèrent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une visite à M. de Moirod. CHAPITRE XIX PENSER FAIT SOUFFRIR Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions. BARNAVE. En replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu'avait occupée M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier très fort, pliée en quatre. Il lut au bas de la première page A. S. E. M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc. C'était une pétition en grosse écriture de cuisinière.  Monsieur le marquis,  J'ai eu toute ma vie des principes religieux. J'étais dans Lyon, exposé aux bombes, lors du siège, en 93, d'exécrable mémoire. Je communie; je vais tous les dimanches à la messe en l'église paroissiale. Je n'ai jamais manqué au devoir pascal, même en 93, d'exécrable mémoire. Ma cuisinière, avant la Révolution j'avais des gens, ma cuisinière fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d'une considération générale, et j'ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les processions à côté de M. le curé et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les certificats sont à Paris au ministère des finances. Je demande à Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut manquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'autre, le titulaire étant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux élections, etc.  DE CHOLIN. » En marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod , et qui commençait par cette ligne  J'ai eu l'honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande », etc. Ainsi, même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu'il faut suivre, se dit Julien. Huit jours après le passage du roi de *** à Verrières, ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions ridicules, etc., etc., dont avaient été l'objet, successivement, le roi, l'évêque d'Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tombé de Moirod qui, dans l'espoir d'une croix, ne sortit de chez lui qu'un mois après sa chute, ce fut l'indécence extrême d'avoir bombardé dans la garde d'honneur Julien Sorel, fils d'un charpentier. Il fallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s'enrouaient au café à prêcher l'égalité. Cette femme hautaine, Mme de Rênal, était l'auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraÃches du petit abbé Sorel la disaient de reste. Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre; tout à coup Mme de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois elle se reprocha son amour d'une façon suivie; elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute énorme elle s'était laissé entraÃner. Quoique d'un caractère profondément religieux, jusqu'à ce moment elle n'avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu. Jadis, au couvent du Sacré-Coeur, elle avait aimé Dieu avec passion; elle le craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient son âme étaient d'autant plus affreux qu'il n'y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement l'irritait, loin de la calmer; elle y voyait le langage de l'enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il était mieux venu à lui parler de sa maladie elle prit bientôt un caractère grave. Alors le remords continu ôta à Mme de Rênal jusqu'à la faculté de dormir; elle ne sortait point d'un silence farouche si elle eût ouvert la bouche, c'eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes. - Je vous en conjure, lui disait Julien, dès qu'ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne; que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m'aimez encore, ne parlez pas vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas. Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rênal s'était mis dans la tête que, pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C'était parce qu'elle sentait qu'elle ne pouvait haïr son amant qu'elle était si malheureuse. - Fuyez-moi, dit-elle un jour à Julien; au nom de Dieu, quittez cette maison c'est votre présence ici qui tue mon fils. Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste; j'adore son équité; mon crime est affreux, et je vivais sans remords! C'était le premier signe de l'abandon de Dieu je dois être punie doublement. Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie, ni exagération. Elle croit tuer son fils en m'aimant, et cependant la malheureuse m'aime plus que son fils. Voilà , je n'en puis douter, le remords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons? Une nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L'enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaÃtre son père. Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds de son mari Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à jamais. Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal. - Adieu! adieu! dit-il en s'en allant. - Non, écoute-moi, s'écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute la vérité. C'est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie et je la lui reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie moi-même; peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur. Si M. de Rênal eût été un homme d'imagination, il savait tout. - Idées romanesques, s'écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le médecin à la pointe du jour. Et il retourna se coucher. Mme de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir. Julien resta étonné. Voilà donc l'adultère! se dit-il... Serait-il possible que ces prêtres si fourbes... eussent raison? Eux qui commettent tant de péchés auraient le privilège de connaÃtre la vraie théorie du péché? Quelle bizarrerie!... Depuis vingt minutes que M. de Rênal s'était retiré, Julien voyait la femme qu'il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l'enfant, immobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d'un génie supérieur réduite au comble du malheur, parce qu'elle m'a connu, se dit-il. Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se décider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et leurs plates simagrées? Que puis-je pour elle?... la quitter? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force d'être grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre. Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-être, malgré l'héritage qu'elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand Dieu! à ce c... d'abbé Maslon, qui prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans pour ne plus bouger de cette maison, et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme; elle ne voit que le prêtre. - Va-t'en, lui dit tout à coup Mme de Rênal, en ouvrant les yeux. - Je donnerais mille fois ma vie pour savoir ce qui peut t'être le plus utile, répondit Julien jamais je ne t'ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t'adorer comme tu mérites de l'être. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu'il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c'est avec ignominie qu'il te chassera de sa maison; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te relèveras de cette honte... - C'est ce que je demande, s'écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux. - Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui! - Mais je m'humilie moi-même, je me jette dans la fange; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c'est peut-être une pénitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n'est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?... Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils! Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j'y cours. - Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe? L'austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu... Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas... - Ah! tu l'aimes, toi, dit Mme de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras. Au même instant, elle le repoussa avec horreur. - Je te crois! je te crois! continua-t-elle, après s'être remise à genoux; ô mon unique ami! ô pourquoi n'es-tu pas le père de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible péché de t'aimer mieux que ton fils. - Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t'aime que comme un frère? C'est la seule expiation raisonnable, elle peut apaiser la colère du Très-Haut. - Et moi, s'écria-t-elle en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t'aimerai-je comme un frère? Est-il en mon pouvoir de t'aimer comme un frère? Julien fondait en larmes. - Je t'obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t'obéirai quoi que tu m'ordonnes; c'est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d'aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l'effet de mon départ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute en te quittant pour huit jours. J'irai les passer dans la retraite où tu voudras. A l'abbaye de Bray-le-Haut, par exemple mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles. Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours. - Il m'est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon mari, si tu n'es pas là constamment pour m'ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée. Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu l'étendue de son péché; elle ne put plus reprendre l'équilibre. Les remords restèrent, et ils furent ce qu'ils devaient être dans un coeur si sincère. Sa vie fut le ciel et l'enfer l'enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle était à ses pieds. Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour je suis damnée, irrémissiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le ciel peut te pardonner; mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe certain. J'ai peur qui n'aurait pas peur devant la vue de l'enfer? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce monde et dans mes enfants, et j'aurai plus que je ne mérite. Mais toi, du moins, mon Julien, s'écriait-elle dans d'autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t'aime assez? La méfiance et l'orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin d'un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime... Je ne suis pas auprès d'elle un valet de chambre chargé des fonctions d'amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba dans toutes les folies de l'amour, dans ses incertitudes mortelles. - Au moins, s'écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble! Hâtons-nous; demain peut-être je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t'aimer, à ne pas voir que c'est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle.  Ah! si je pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m'offrais si généreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas! » Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maÃtresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration pour la beauté, l'orgueil de la posséder. Leur bonheur était désormais d'une nature bien supérieure, la flamme qui les dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages, le bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rênal était de n'être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime. Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles - Ah! grand Dieu! je vois l'enfer, s'écriait tout à coup Mme de Rênal, en serrant la main de Julien d'un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien mérités. Elle le serrait, s'attachant à lui comme le lierre à la muraille. Julien essayait en vain de calmer cette âme agitée. Elle lui prenait la main, qu'elle couvrait de baisers. Puis, retombée dans une rêverie sombre L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grâce pour moi; j'aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l'enfer dès ce monde, la mort de mes enfants... Cependant, à ce prix peut-être mon crime me serait pardonné... Ah! grand Dieu! ne m'accordez point ma grâce à ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé; moi, moi, je suis la seule coupable j'aime un homme qui n'est point mon mari. Julien voyait ensuite Mme de Rênal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu'elle aimait. Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir, les journées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair. Julien perdit l'habitude de réfléchir. Mlle Elisa alla suivre un petit procès qu'elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteur, et lui en parlait souvent. - Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vérité!... disait-elle un jour à M. Valenod. Les maÃtres sont tous d'accord entre eux pour les choses importantes... On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques... Après ces phrases d'usage, que l'impatiente curiosité de M. Valenod trouva l'art d'abréger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre. Cette femme, la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fière, dont les dédains l'avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. Et afin que rien ne manquât au dépit de M. le directeur du dépôt, Mme de Rênal adorait cet amant. - Et, ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s'est point donné de peine pour faire cette conquête, il n'est point sorti pour madame de sa froideur habituelle. Elisa n'avait eu des certitudes qu'à la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin. - C'est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le temps il a refusé de m'épouser. Et moi, imbécile, qui allais consulter Mme de Rênal, qui la priais de parler au précepteur. Dès le même soir, M. de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des regards méchants. De toute la soirée, le maire ne se remit point de son trouble, ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la généalogie des meilleures familles de la Bourgogne. CHAPITRE XX LES LETTRES ANONYMES Do not give dalliance Too much the rein the strongest oaths are straw To the fire i' the blood. TEMPEST. Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie - Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons; je jurerais que cette grande lettre qu'il lisait en soupirant est une lettre anonyme. Par bonheur, Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l'heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l'instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte; était-ce Mme de Rênal, était-ce un mari jaloux? Le lendemain de fort bonne heure, la cuisinière, qui protégeait Julien, lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien Guardate alla pagina 130 . Julien frémit de l'imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachée avec une épingle la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rênal la mettait fort bien, il fut touché de ce détail et oublia un peu l'imprudence effroyable.  Tu n'as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments où je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton âme. Tes regards m'effrayent. J'ai peur de toi. Grand Dieu! ne m'aurais-tu jamais aimée? En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.  Ne m'aimes-tu pas? es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me perdre? je t'en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verrières, ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t'aime, mais non, ne prononce pas un tel blasphème, dis-lui que je t'adore, que la vie n'a commencé pour moi que le jour où je t'ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n'avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois; que je t'ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.  Mais se connaÃt-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour l'irriter que je brave tous les méchants, et qu'il n'est plus au monde qu'un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l'offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants!  N'en doute pas, cher ami, s'il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui, pendant six ans, m'a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l'énumération éternelle de tous ses avantages.  Y a-t-il une lettre anonyme? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois, jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous? Oui, les jours où vous n'aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait, demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonyme, et qu'il faut à l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.  Hélas! cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme; ce n'est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. Hélas! combien j'en riais!  Tout le but de ma conduite, c'est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu'il n'en soit l'auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d'amitié avec tout le monde, même avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.  Ne va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L'essentiel est que l'on croie à Verrières que tu vas entrer chez leValenod, ou chez tout autre, pour l'éducation des enfants.  Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s'y résoudre, eh bien! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j'aime mieux mes enfants, parce qu'ils t'aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?... Je m'égare... Enfin, tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l'opinion publique .  C'est toi qui vas me fournir la lettre anonyme; arme-toi de patience et d'une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle à bouche, sur la feuille de papier bleuâtre que je t'envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre à lettre. Pour épargner ta peine, j'ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas! si tu ne m'aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue! LETTRE ANONYME  MADAME,  Toutes vos petites menées sont connues; mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d'amitié pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l'avis qu'il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j'ai votre secret; tremblez, malheureuse; il faut à cette heure marcher droit devant moi. »  Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre y as-tu reconnu les façons de parler du directeur? sors dans la maison, je te rencontrerai.  J'irai dans le village et reviendrai avec un visage troublé; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu'est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu'à l'heure du dÃner.  Du haut des rochers tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j'y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n'y aura rien.  Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m'aimes avant de partir pour cette promenade? Quoi qu'il puisse arriver, sois sûr d'une chose je ne survivrais pas d'un jour à notre séparation définitive. Ah! mauvaise mère! Ce sont deux mots vains que je viens d'écrire là , cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu'à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler? Oui! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l'homme que j'adore! Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma lettre. C'est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu'ils me coûteront davantage. » CHAPITRE XXI DIALOGUE AVEC UN MAITRE Alas, our frailty is the cause, not we For such as we are made of, such we be. TWELFTH NIGHT. Ce fut avec un plaisir d'enfant que, pendant une heure, Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et leur mère; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le calme l'effraya. - La colle à bouche est-elle assez séchée? lui dit-elle. Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment? Il était trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage. - Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle avec le même sang-froid, on m'ôtera tout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-être unjour ma seule ressource. Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d'or et de quelques diamants. - Partez maintenant, lui dit-elle. Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d'un pas rapide et sans le regarder. Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M. de Rênal avait été affreuse. Il n'avait pas été aussi agité depuis un duel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens N'est-ce pas là une écriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l'a écrite? Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrières, sans pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu'il connaissait. Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abÃmé. A peine levé - Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tête, c'est d'elle surtout qu'il faut que je me méfie; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de colère, les larmes lui vinrent aux yeux. Par une juste compensation de la sécheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes. Après ceux-là , j'ai dix amis peut-être, et il les passa en revue, estimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de chacun. A tous! à tous! s'écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir. Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d'honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son château de Vergy. La façade était peinte en blanc, et les fenêtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l'idée de cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé l'humble couleur grise donnée par le temps. M. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d'un de ses amis, le marguillier de la paroisse; mais c'était un imbécile qui pleurait de tout. Cet homme était cependant sa seule ressource. Quel malheur est comparable au mien! s'écria-t-il avec rage; quel isolement! Est-il possible se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n'aie pas un ami à qui demander conseil? car ma raison s'égare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros! s'écria-t-il avec amertume. C'étaient les noms de deux amis d'enfance qu'il avait éloignés par ses hauteurs en 1814. Ils n'étaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d'égalité sur lequel ils vivaient depuis l'enfance. L'un d'eux, Falcoz, homme d'esprit et de coeur, marchand de papier à Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner son journal avait été condamné, son brevet d'imprimeur lui avait été retiré. Dans ces tristes circonstances, il essaya d'écrire à M. de Rênal pour la première fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre en vieux Romain  Si le ministre du roi me faisait l'honneur de me consulter, je lui dirais Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de province, et mettez l'imprimerie en monopole comme le tabac. » Cette lettre à un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal s'en rappelait les termes avec horreur. Qui m'eût dit qu'avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour? Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n'eut pas l'idée d'épier sa femme. Je suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer. Alors, il se complaisait dans l'idée que sa femme était innocente; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère et l'arrangeait bien mieux; combien de femmes calomniées n'a-t-on pas vues! Mais quoi! s'écriait-il tout à coup en marchant d'un pas convulsif, souffrirai-je comme si j'étais un homme de rien, un va-nu-pieds, qu'elle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges chaudes sur ma débonnaireté? Que n'a-t-on pas dit de Charmier c'était un mari notoirement trompé du pays? Quand on le nomme, le sourire n'est-il pas sur toutes les lèvres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah! Charmier! dit-on, le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi par le nom de l'homme qui fait son opprobre. Grâce au ciel, disait M. de Rênal dans d'autres moments, je n'ai point de fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à l'établissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme, et les tuer tous les deux; dans ce cas, le tragique de l'aventure en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit; il la suivit dans tous ses détails. Le Code pénal est pour moi, et, quoi qu'il arrive, notre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de chasse, qui était fort tranchant; mais l'idée du sang lui fit peur. Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département! Après la condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançon, il peut me tympaniser avec adresse, et de façon à ce qu'il soit impossible de l'amener devant les tribunaux. L'amener devant les tribunaux!... L'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai. Un homme bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris; ô mon Dieu! quel abÃme! voir l'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule... Si je voyage jamais, il faudra changer de nom; quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force. Quel comble de misère! Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien; on le saura à Verrières, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s'aperçut alors, à la pâleur de sa lampe, que le jour commençait à paraÃtre. Il alla chercher un peu d'air frais au jardin. En ce moment, il était presque résolu à ne point faire d'éclat, par cette idée surtout qu'un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières. La promenade au jardin le calma un peu. Non, s'écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m'est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n'avait pour toute parente que la marquise de R..., vieille, imbécile et méchante. Une idée d'un grand sens lui apparut, mais l'exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m'impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu'elle n'ait hérité de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! Ma femme aime ses enfants
Apprends à t’taire Lyrics[Couplet 1]Non c’est impossible, d’être aussi pitoyableÇa me parait impensable, d’être autant inaudiblePourtant j’ai passé au crible, tous tes textes sur ma tableEt qu’on le veuille ou non, c’est incompréhensibleTa grammaire est instable, improbable et horribleTa diction dépasse le stade de l’inadmissibleArrête les messages, illisibles au portableReprend ton cartable, ton pe-ra est pénibleLe plus insupportable, c’est qu’tu joues l’invincibleLe braqueur introuvable, le voleur invisibleLe rappeur terrible, imbattable, incorruptibleT’es peu crédible et minable, c’est méprisable et risibleNe sois pas susceptible mais tu n’es pas formidableTa plume est faible, ta carrière est vulnérableTu sais bosser souvent est une chose honorableAlors attaque tout doucement, commence par le scrabble[Refrain]J’en ai marre et tu m’tapes sur les nerfsAlors apprends à écrire s'te plaît ou apprends à t’taireQuoi ? Chez toi il y a pas l’dictionnaire ?Aller apprends à écrire s'te plaît ou apprends à t’taireUn auditeur déçu peut vite faire un tortionnaireAlors apprends à écrire s'te plaît ou apprends à t’taireTu mériterais vraiment qu’on t’sectionne une artèreAlors apprends à écrire s'te plaît ou apprends à t’taire[Couplet 2]Oui j’avoue qu’a l’écoute de ton titreJ’ai chopé la courante et pété une duriteT’as beau dire que c’est un hitMais là faut qu’tu arrêteJ’étouffe, j’ai l’impression d’avoir bouffé une arêteLes minettes du R’N’B avec leurs amourettesJe l’aime, il m’aime et il m’a conté fleurette dans les pâquerettesAutant m’ouvrir les veines, me faire sauter la têteMe cramer la plante des pieds avec des cigarettesT’as surement du mérite, ou j’ignore c’que je rateMais tu m’irrites et puis cette daube a été écrite à la hâteHein hein ce fond de teint va à ta robe favoriteMais en revanche n’espères vraiment plus rien de cette voix ingrateCeux qui te disent le contraire ne sont qu’des hypocritesTu n’es pas prête, retourne à des activités concrètesJe n’sais pas, acrobate, avocate ou marionnetteJe veux juste que tu dégages de mes pattes pour être honnête[Refrain][Couplet 3]Brun, ténébreux mal rasé malheureuxMéprisé d’après eux et proche des miséreuxPense à la guerre, à l’effet de serre entre midi et deuxPleure chez Michel Drucker d’un air con et mielleuxAdore toujours tout l’monde face à la caméraDerrière insulte tous les nouveaux artistes de scélératsMesdames et messieurs, veuillez célébrerLa chanson française vieille et décérébréeDes croulants, encombrant, canné et encombréD’un public de mémés qui fait cannevas et macramésHas been à la peine que l’échec a puniMais qui tente tout de même leurs chances aux Etats-UnisCessez les retours ratées, les textes formatésArrêtez la variété et la fameuse chanson d’l’étéEt puis laissez tranquille tous les fantômes du passéClaude François, Joe Dassin, putain y en a assez[Refrain]Hein hein tu veux chanter, c’est un projet qu’est sur çaT’es sur de toi sur s’t’affairesPourquoi par exemple t’irais pas plutôt t’empaler sur une poutreOu te pendre a un pilone ou j’sais parle à une porteOu chante vas y chante, mais ferme la bouche..Ouais chante en fermant la bouche j’te prometC’est possible j’l’ai fais une fois c’était il y a longtemps mais vas-y fais fais...How to Format LyricsType out all lyrics, even repeating song parts like the chorusLyrics should be broken down into individual linesUse section headers above different song parts like [Verse], [Chorus], italics lyric and bold lyric to distinguish between different vocalists in the same song partIf you don’t understand a lyric, use [?]To learn more, check out our transcription guide or visit our transcribers forum
2 réflexions sur “Un site pour apprendre à écrire CP/CE1” Saidj11 avril 2020 à 15 h 27 minPermalien Très intéressant. Merci. Répondre Mourad11 avril 2020 à 19 h 29 minPermalien C’est très intéressant…tout nos remerciements Répondre Laisser un commentaire Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Commentaire Nom E-mail Site web Prévenez-moi de tous les nouveaux commentaires par e-mail. Prévenez-moi de tous les nouveaux articles par e-mail. Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.
Marivaux Théâtre complet. Tome second L'Ecole des mères Acteurs Comédie en un acte représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. Angélique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'Angélique. Eraste, amant d'Angélique, sous le nom de La Ramée. Damis, père d'Eraste, autre amant d'Angélique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scène est dans l'appartement de Madame Argante. Scène Première Eraste, sous le nom de La Ramée et avec une livrée, Lisette Lisette. - Oui, vous voilà fort bien déguisé, et avec cet habit-là , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraÃtre ici en toute sûreté; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrée. Eraste. - Il n'y a rien à craindre; je n'ai pas même, en entrant, fait mention de notre parenté. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a répondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez être content du zèle avec lequel je vous sers je m'expose à tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous êtes un honnête homme; vous aimez ma jeune maÃtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mère lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvé mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mère s'écartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - Très tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. Scène II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilà , Lisette. Avec qui es-tu donc là ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La Ramée, et dont le maÃtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du séjour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-à -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-là . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La Ramée, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'épouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nécessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - Après? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service à un honnête homme, qui t'en récompenserait bien? Frontin. - Honnête homme ou non, son honneur est de trop, dès qu'il récompense. Lisette. - Tu sais à qui Madame marie Angélique, ma maÃtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est à peu près soixante ans qui en épousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-là ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stérilité, les héritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'à regret qu'Angélique obéit, d'autant plus que le hasard lui a fait connaÃtre un aimable homme qui a touché son coeur. Frontin. - Le cousin La Ramée pourrait bien nous venir de là . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela même. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-là , je vous pardonne votre figure, et je suis tout à vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espérez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumière pour n'être point vu, et nous y viendrons, Angélique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura à prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais à quoi aboutira-t-il? Angélique est une Agnès élevée dans la plus sévère contrainte, et qui, malgré son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur à vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrême. Frontin. - Et dont l'extrémité ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai présente; mais de ce qu'on y résoudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur ménageons dans la salle était découverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va à une petite porte qui rend dans la rue, et qu'à cause de la salle où nous les mettrons, nous répondrons de toutes ces petites portes-là , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est généreux d'avoir part à sa délivrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opérera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiétez de rien, je n'ai point envie d'enlever Angélique, et je ne veux que l'exciter à refuser l'époux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, où me retirerai-je en attendant le moment où je verrai Angélique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous êtes, en cas qu'on vous fÃt quelques questions, au lieu d'être mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est à côté de cette salle, et d'où Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout à l'heure; car il faut que je prévienne Angélique, qui assurément sera charmée de vous voir, mais qui ne sait pas que vous êtes ici, et à qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande à lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mère d'Angélique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. Scène III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - Où est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-là ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et à qui je m'intéresse parce que nous sommes fils des deux frères; il n'est pas content de son maÃtre, ils se sont brouillés ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pût s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du régiment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous à Monsieur Damis, qui pourra vous donner à ma fille; demeurez ici jusqu'à ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. Scène IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marqué, du moins, aucune répugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, à qui jusqu'ici son éducation n'a rien appris qu'à obéir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux à son âge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraÃt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaÃtre? vous savez qu'à peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sévère que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre séparation est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipée, élevée dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes étourdis ont eu l'impertinente liberté d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirée, qui vit sous les yeux de sa mère, et dont rien n'a gâté ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'être alarmée quand elle change d'état. Je connais Angélique et la simplicité de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sûre qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maÃtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sûre. A l'égard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme très riche, très raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, à la vérité, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'âge d'un mari avec une fille élevée comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guère eu de prodige de cette force-là ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens à son aise, et que celle d'Angélique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idées, Lisette; les inspirez-vous à ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mêle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-là n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eût bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal à son âge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses désirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous écouter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous réponds sincèrement. Madame Argante. - Allez dire à ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilà qui passe, et je vous laisse. Scène V Angélique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, Angélique, j'ai à vous parler. Angélique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mère? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? Angélique, faisant la révérence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mère. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractère sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés? Allons, répondez, ma fille! Angélique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'êtes-vous pas satisfaite de votre sort? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me réponde raisonnablement; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais. Angélique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mère. Madame Argante. - Je vous dispense des révérences; dites-moi ce que vous pensez. Angélique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! Angélique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mère. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-même. Angélique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie? Angélique. - C'est que ce que je dirais vous fâcherait peut-être. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fâcherai point. Est-ce que vous n'êtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? Angélique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? Angélique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaÃt donc pas? Angélique. - Non. Madame Argante, en colère. - Comment! il vous déplaÃt? Angélique. - Non, ma mère. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence à vous entendre c'est-à -dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté? Angélique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nécessaire; vous faites encore mieux d'être comme vous êtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entièrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en êtes récompensée; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-être au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vôtre, pour courir après mille passions libertines; je vous marie à un homme sage, à un homme dont le coeur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vôtre. Angélique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grâces à mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. Angélique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-là dans le mariage. Angélique. - Ses volontés? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espèce de loi qu'on nous a imposée; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'être la plus docile, et cette docilité-là vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance. Angélique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mère. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique, et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là -dessus. Je vous laisse, songez à tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'à votre mari, et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. Scène VI Angélique, Lisette Angélique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, à quoi en êtes-vous? Angélique. - J'en suis à m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit à votre mère? Angélique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous épouserez donc Monsieur Damis? Angélique. - Moi, l'épouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'épouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. Angélique. - Eh bien, ma mère n'a qu'à l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mérite bien. Angélique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mère a été prendre je ne sais où, qui ferait bien mieux d'être mon grand-père que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'être belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux être sa femme seulement huit jours, que de l'être toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au désespoir, Eraste. Angélique. - Eh! comment veut-il que je fasse? Hélas! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'être pas ensemble? Ma mère dit qu'on est obligé d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y être obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-là , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous êtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mère. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-là est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser. Angélique. - Tu as raison mais quand ma mère me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurément; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'être jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenêtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vêtue comme une autre? regardez comme me voilà faite Ma mère appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mère y gagne? que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé. Lisette. - Votre naïveté me fait rire. Angélique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de même si j'avais joui d'une liberté honnête? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mère, d'être cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maÃtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien à vous. Angélique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'être pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mère mériterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? Angélique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans conséquence avec moi. Angélique. - Oh! sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne résolution de n'être pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part. Angélique, charmée. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! Où est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir à la lire! donne-moi-la donc! Où est ce domestique? Lisette. - Doucement! modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. Angélique. - Oh! dame, c'est encore ma mère qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. Scène VII Lisette, Angélique, Frontin, Eraste Lisette, à Angélique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amène. Angélique. - Frontin ne dira-t-il rien à ma mère? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intérêts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. Angélique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sérieuse? Lisette. - Fort bien. Angélique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achève de lire. Adieu; j'attends votre réponse, et je me meurs. Après qu'elle a lu. Cette lettre-là me pénètre; il n'y a point de modération qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant à ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, Angélique! Angélique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous déterminez-vous donc? Angélique. - Je ne sais; je suis trop émue pour vous répondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon désespoir vous touchera-t-il? Angélique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. Angélique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous étiez là . Eraste. - Est-ce que vous seriez fâchée de ce qui vous est échappé? Angélique. - Moi, fâchée? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. Angélique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - Hélas! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous résoudre à me sauver la vie. Angélique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me résoudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientôt; mais retirez-vous. Scène VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre là ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'où le connaissez-vous? c'est le valet de mon père, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous déconcertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maÃtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmé d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La Ramée? Champagne. - La Ramée? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-là ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le début de ce butor-là m'ennuie. Scène IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir à qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis à mon cousin La Ramée d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La Ramée en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-là ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-là ne lui appartient point; elle n'est point à sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille à quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-être une physionomie à la mode, et La Ramée en aura pris une. Lisette, riant. - Voilà bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne à ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guère; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous êtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-là ! laisse ce minois-là en repos; ton éloge le déshonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du même goût. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une révérence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait là une belle fortune? Scène X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilà ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vôtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par là ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et Angélique. Scène XI Madame Argante, Angélique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a déjà bonne compagnie assemblée chez moi, c'est-à -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vôtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviât mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils même ne sait rien de mon dessein et c'est à cause de cela que je vous ai prié de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous êtes le maÃtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point à une mère de vanter sa fille; mais je crois vous faire un présent digne d'un honnête homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est à moi à vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dû espérer que cette belle personne fÃt grâce au peu que je vaux. Angélique, à part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trésors du monde ne sont rien au prix de la beauté et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se déguisassent, et fissent une espèce de petit bal tantôt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, à la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec Angélique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture présente; et ce n'est pas apparemment pour éprouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se déclare tout à fait; il doit vous suffire qu'elle obéit sans répugnance; et c'est ce que vous pouvez dire à Monsieur, Angélique; je vous le permets, entendez-vous? Angélique. - J'entends, ma mère. Scène XII Angélique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante Angélique, je puis donc sans témoins vous jurer une tendresse éternelle il est vrai que mon âge ne répond pas au vôtre. Angélique. - Oui, il y a bien de la différence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans répugnance. Angélique. - Ma mère le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-même. Angélique. - Oui, mais on n'est pas obligé d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dégoût que vous me refusez l'aveu que je demande? Angélique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous là ! C'est donc par dégoût?... Vous ne me répondez rien? Angélique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable à me répondre? Angélique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? Angélique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haïssez? Angélique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. Angélique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'à la haine, Angélique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. Angélique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnête d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassée. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! Angélique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une répétition dont je ne suis point curieux; et ce n'était pas là ce que votre mère m'avait fait entendre. Angélique. - Oh! vous pouvez vous en fier à moi; je sais mieux cela que ma mère, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vérité. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? Angélique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui êtes, à ce qu'on dit, un si honnête homme, si, en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurément, n'est pas qu'on vous contraigne. Angélique. - Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis même fâché de ne l'avoir pas su plus tôt. Angélique. - Hélas! si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. Angélique. - Que vous êtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire à ma mère que je vous ai confié que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colère contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mérite que vous l'aviez cru, comme c'est la vérité; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mère, qui est fort fière, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, Angélique, non, vous êtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prétextes-là ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? Angélique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous épouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avoué; mais seulement que je m'en doute. Angélique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait être de mauvaise foi; et, malgré toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. Angélique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? Angélique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos véritables intérêts en vue. Angélique. - Quel bon caractère! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? Angélique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaÃt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et à Angélique où avez-vous connu celui qui vous plaÃt? Angélique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilà plus qu'il n'en faut pour votre probité, et je vais vous annoncer là -haut. Scène XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la céder à personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarqué que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours où je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidélité; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien à faire, je sens combien il faut être discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - Arrêtez donc, Monsieur, ces débuts-là m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - Voilà ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint séduisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est à toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'Angélique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observée comme elle est par sa mère, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-être mêlé toi-même, ou tu sais qui s'en mêle, et je voudrais écarter cet homme-là ; quel est-il? où se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je résisterais à ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraÃne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un détail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-là . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procès. Je viens de céder à un trait d'éloquence qu'on aura peut-être employé contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici même où je suis chargé d'éteindre les bougies, et où elle doit arriver avec Angélique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'à toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'à souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en ôter les lumières, et j'écouterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont là -haut, et qui veulent se déguiser après souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet à côté de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. Scène XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'Angélique aille à un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer à mon âge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilà tout votre attirail, jusqu'à un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous là et ne remuez pas; voilà les lumières éteintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rêve à une chose; quand Lisette et Angélique seront entrées, dis à la mère, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-là à crédit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tâtonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine à trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... Scène XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est à la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, à qui parles-tu donc là ? Frontin. - A la nuit, qui m'empêchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, à part. - Eraste! Frontin. - Bon! où est-il? Il appelle. La Ramée! Eraste. - Me voilà . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maÃtresse. Scène XVI Eraste, Monsieur Damis, caché. Eraste. - Je ne saurais douter qu'Angélique ne m'aime; mais sa timidité m'inquiète, et je crains de ne pouvoir l'enhardir à dédire sa mère. Monsieur Damis, à part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, écoutons. Eraste. - Tâchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tâtonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient à moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, Angélique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-même. Monsieur Damis, à part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! Angélique, me condamnerez-vous à mourir de douleur? Vous m'avez dit tantôt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmé par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'être aimé, si je vous perds? Au nom de notre amour, Angélique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vôtre, gardez-vous à ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinés que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour éternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, Angélique, et dédommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'être jamais qu'à lui; parlez, Angélique. Monsieur Damis, à part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas là ? Scène XVII Angélique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au désespoir, ta maÃtresse me fuit. Angélique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilà . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? Angélique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marqué le dernier mépris. Angélique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on méprise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rêvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le répéter encore. Scène XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, Angélique, Monsieur Damis Angélique. - Vraiment, ce n'est pas là l'embarras, et je vous le répéterais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Angélique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait être plus retenue dans les discours qu'on tient à son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! Angélique. - Mais je vais comme le coeur me mène, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir à vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute à vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! Angélique. - Si ma mère m'avait donné plus d'expérience; si j'avais été un peu dans le monde, je vous aimerais peut-être sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez déjà dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous à ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mère m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifié mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai déjà dit avant que de savoir que j'ai parlé; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous à présent ce que c'est qu'une fille qui a toujours été gênée, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis résister à tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, à ce que j'entends là , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un père raisonnable, à qui je suis aussi cher qu'il me l'est à moi-même, et qui, j'espère, entrera volontiers dans nos vues. Angélique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mère qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, éclatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! Angélique. - Ah! je suis perdue! Ils s'écartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on éclaire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce là le fruit des soins que je me suis donné pour vous former à la vertu? Ménager des intrigues à mon insu! Vous plaindre d'une éducation qui m'occupait tout entière! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austère que moi, me répondra des égarements de votre coeur. Scène XIX et dernière La lumière arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, démasqué, à Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrée. Et ce fripon-là , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-là , c'est mon fils, à qui, tout bien examiné, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-même. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous être favorable, il ne tiendra pas à moi qu'Angélique ne soit votre épouse. Eraste, se jetant aux genoux de son père. - Que je vous ai d'obligation, mon père! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? Angélique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espérer d'obtenir grâce? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et à votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , le divertissement dont je prétendais vous amuser, servira pour mon fils. Angélique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse à vos fillettes Tenez de sévères discours bis, Mamans, de l'erreur où vous êtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville Mère qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole Dès qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer à l'école. Couplet La beauté qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer à l'école. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne répondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer à l'école. Claudine un jour dit à Lucas J'irai ce soir à la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benêt! Il faut l'envoyer à l'école. L'autre jour à Nicole il prit Une vapeur auprès de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'évanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitôt, Le nigaud! Il faut l'envoyer à l'école. L'amant de la jeune Philis Etant près de s'éloigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie à son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer à l'école. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'époux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer à l'école. L'Heureux stratagème Acteurs Comédie en trois actes représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scène se passe chez la Comtesse. Acte premier Scène première Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaÃtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en êtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - Morgué! velà bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmé de t'être utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait à vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous étiez mince; mais, morgué! ça s'est bian amendé. Vous velà bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose à me dire; entre en matière sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilité en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - Morgué! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achève. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport à noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va être la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou êtes consentant, à cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - Après? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous déplaise, que je venons vous prier d'une grâce. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dégât pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dégât, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprès de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaÃtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi à la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma prière. Tu crois que je vais l'épouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplanté. Adresse-toi à lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morgué, ce que j'entends là me dérange de vous remarcier, tant je sis surprins et stupéfait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir délaissé de la propre parsonne de sa maÃtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est défunte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaÃtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme à li représenter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaÃt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morgué! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! Velà ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sangué! j'ons barcé cette enfant-là , entendez-vous? ça me baille un grand parvilége. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il à m'apprendre? Scène II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et à cause de cela, quantité de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maÃtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fâche? Arlequin. - Il faut se préparer à l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considérable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler après. Blaise. - Morgué! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - Hélas! je n'ai rien à dire; c'est que je devine que vous serez affligé, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'être oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'étais tout à l'heure dans la salle, où j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliée, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - Après? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvé dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencé par la vider pour la mettre en sûreté. Blaise. - Ça est naturel. Dorante. - Eh! laisse là ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y était; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser là , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilà donc vide; je l'ai mise à terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardé à travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir à travers? Blaise. - Morgué! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas être sûr que ce fût la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'était pas là sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'être ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - Hélas! je n'ai retenu que les pensées, j'ai oublié les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensées! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils étaient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velà tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-là a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maÃtre, et voilà justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit à la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. Scène III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillité m'étonne; et si vous n'y prenez garde, ma maÃtresse vous échappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empêcher ce que tu me dis là ? Blaise. - Mais, morgué! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit à la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est déjà ; et cela m'inquiète, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilà un garçon qui doit m'épouser, et si vous ne devenez pas le maÃtre de la maison, cela nous dérange. Arlequin. - Il serait désagréable de faire deux ménages. Dorante. - Ce qui me désespère, c'est que je n'y vois point de remède; car la Comtesse m'évite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misérable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnête envars li, toujours rudânière hoche la tête quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidélité, morguienne; baille cette confusion-là à la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gâte tout; avisons plutôt à queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez après. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudânière, hoche la tête quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. Scène IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'être content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changé. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'était le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fâchée quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilà je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous être infidèle? car on dira que vous l'êtes. La Comtesse. - Eh bien! infidèle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-là ? Infidèle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Comme vous êtes aguerrie là -dessus! Je ne vous croyais pas si désespérée un coeur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mènent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'étalage que tu me fais là ? Bien loin que l'infidélité soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hésiter d'en faire une, quand on en est tentée, à moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut éviter, à quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la manière dont vous tournez cette affaire-là , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidélité est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutée! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine à présent, pour savoir si je ne serai pas moi-même obligée d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vérité plaisant; n'oserais-je, à cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'à lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prétend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-là , voilà comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayés, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pâtisse; la sotte fidélité lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils là -dessus des privilèges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me déplaÃt pas je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n'ont qu'à chercher qui les plaigne; me voilà bien guérie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en débarrasser. Scène V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrêtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grâce, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant à la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - Hélas! Madame, de l'air dont vous m'écoutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prélude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'êtes-vous devenue pour moi? Vous me désespérez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, après d'aussi cruelles réponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles réponses! Avec quel goût prononcez-vous cela! Que vous auriez été un excellent héros de roman! Votre coeur a manqué sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous êtes! La Comtesse rit. - Ce style-là ne me corrigera guère. Arlequin, derrière, gémissant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagné jusqu'à votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touché du malheur de mon maÃtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colère. La Comtesse. - Eh! d'où vous vient de la colère, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaÃt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraÃtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous êtes le maÃtre, je n'ai pas droit de vous en empêcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m'obligent point à les accompagner des miens, pas même à m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; réglez-vous là -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimé. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rêve. Elle sort. Scène VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrête Lisette. - La perfide!... Arrête, Lisette. Arlequin. - En vérité, voilà un petit coeur de Comtesse bien édifiant! Dorante, à Lisette. - Tu lui as parlé de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-être besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle répond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allègue-t-elle? Lisette. - Oh! de très fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidélité n'est bonne à rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrée, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant être vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel étrange discours me tiens-tu là ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous étiez fort aimable aussi m'entendez-vous à cette heure? Dorante. - Ah! je suis outré! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon âme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambrière du diable! Scène VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire à de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligé, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'étouffe, Madame, on m'égorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-même, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais même envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites à votre valet de se tenir à l'écart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde à tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilà tous trois sur le pavé car vous y êtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. Scène VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien à faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien à tenter on nous quitte sans retour. Que nous étions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tâchez de m'aimer. Dorante. - Hélas! je voudrais pouvoir y réussir. La Marquise. - La réponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'état où vous êtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'égare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas à l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous êtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regretté cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas là des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'à vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-là de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une manière de nous venger qui nous sera plus commode à tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait à moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coûte la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est à condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadée que vous l'aimiez de même? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sûre. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittée et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'être aimé de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous néglige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons à concerter ce que j'imagine. Scène IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guère de coeur. Arlequin. - Voilà tout ce que j'en ai mais il y a là -bas un coquin qui demande à parler à Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflé ma maÃtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai à lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez là , Madame! Il s'en va. Scène X La Marquise, Dorante La Marquise, à Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprès de son maÃtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'être extrêmement sûr qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'écouter d'un air différent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outré mais ne craignez rien. Scène XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maÃtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma réponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prépare une qui ne me coûtera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. Scène XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sûreté. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra même occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - Dès que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maÃtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - Abrège le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrège. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous êtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle égratignure! C'est traiter un incendie d'étincelle. Son coeur est brûlant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle répond à son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y répond plus toutes ses réponses sont faites, ou plutôt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni réponse, on ne s'en est pas donné le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse égale on ne sait à qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, à part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ? Frontin. - J'ai de sûrs témoins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilà son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - Achève. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maÃtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrèrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allée, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive à les entendre et même à les voir à travers le feuillage... La bellé chose! la bellé chose! s'écriait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellé chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zèle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, à part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, était celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sé peut, disait mon maÃtre, autant qu'il sé peut, à millé charmés près qué j'adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélèvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil étincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou qué la pesté m'étouffe! Jé vous dégrade moi-même, en parlant dé vos charmés sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'êtes fidélément rendue qué dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? répliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'écriait-il; eh! cadédis, où sé rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dé coeurs, si jé les avais; mon amour ne sait où sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée; il sé répand partout, mon âme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantôt il baisait la main qu'il tenait, et tantôt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui était tout à fait plaisant à voir. Dorante. - Quel récit, Marquise! La Marquise fait signe à Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis à Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. Là -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, Madamé, si jé rends la copie, qué l'original mé dédommagé... Oh! pour cela, non... Oh! pour céla, si. - Le Chevalier tombe à genoux Madame, au nom dé vos grâcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne; accordez cé rafraÃchissement à mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, Madamé, j'endurérai bien dé les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dé mais; ma vie est à vous, lé portrait à moi; qué chacun gardé sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jé m'en fais responsable, c'est moi qui lé prends; vous né faites qué m'accorder dé lé prendre... Quel abus de ma bonté! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! félicité dé mon âme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisième. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, à la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilà assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goût choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'établir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-là , si je m'y connais, me casse sans réplique, et je n'ai plus qu'une révérence à faire. Il sort. Scène XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrète intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses récits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. Scène XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilà votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maÃtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. Scène XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digérer notre idée; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraÃtre indifférent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous à moi, je jouerai bien mon rôle. Scène XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - Jé té rencontre à propos; jé voulais té parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet à faire partir. Le Chevalier. - Jé finis dans un clin d'oeil. Jé suis ton ami, et jé viens té prier dé mé réléver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; délivre-moi d'uné chicané qué mé fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lé cas. On dit qué tu aimes la Comtessé; moi, jé n'en crois rien, et c'est entré lé oui et lé non qué gÃt lé petit cas dé conscience qué jé t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma délicatessé sé fait bésoin dé ton indifférence pour elle j'aime cetté dame. Dorante. - Est-elle prévenue en ta faveur? Le Chevalier. - Dé faveur, jé m'en passe; ellé mé rend justicé. Dorante. - C'est-à -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - Dès qué jé l'aime, tout est dit; épargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, té dis-je, ses yeux ont déjà là -dessus entamé la matière; ils mé sollicitent lé coeur, ils démandent réponsé mettrai-je bon au bas dé la réquête? C'est ton agrément qué j'attends. Dorante. - Je te le donne à charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la révanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux qué la Marquisé porte? Dorante. - Elle-même. Le Chevalier. - Et l'intérêt qué tu mé soupçonnes d'y prendre té gêne, té rétient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jé t'émancipé. Dorante. - Je t'avertis que je l'épouserai, au moins. Le Chevalier. - Jé t'informe qué nous férons assaut dé noces. Dorante. - Tu épouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espérance dé ma postérité s'y fonde. Dorante. - Et bientôt? Le Chevalier. - Démain, peut-être, notre célibat expire. Dorante, embarrassé. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche là ; té suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mé l'es sans mésure, jé mé donne à toi pour un siècle; céla passé, nous rénouvellérons dé bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu démain? Moi, jé suis ton serviteur du temps passé, du présent et dé l'avénir; toi dé même apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. Scène XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fût sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - Qué démandes-tu? j'ai hâte dé réjoindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sérieux; j'ai parlé à la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confié qué j'aimé la Comtesse, et qu'ellé m'aime; qu'en dit-ellé? achève vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait à vous. Le Chevalier. - Jé continuerai dé bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous êtes un homme mort, enterré, anéanti dans sa mémoire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - Qué mé fait cé néant? Jé meurs dans une mémoire, jé ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mémoire dé la Comtesse où jé révis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette dernière, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de même, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lé caprice qui lé tue, lé voilà ; c'est moi qui l'expédie, j'en ai bien expédié d'autres, Frontin né t'inquiète pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellé m'y garde. Frontin. - Ce coeur-là , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dé ma façon, sandis! il né finira qu'avec elle; espère mieux dé la fortune dé ton maÃtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dé défiance. Frontin. - J'ai déjà usé de cette recette-là ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maÃtresse auprès d'elle. Scène XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cé faquin dans son bon sens, jé té prie; tu mé l'as privé dé cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilà aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilà plus savant que vous n'étiez. Je vais dire à ma maÃtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. Scène XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous êtes Gascon, moi Manceau, voilà de grands titres de fortune. Le Chevalier. - Jé té garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'être la mienne. Acte II Scène première Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai à te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois à tout moment chercher Lisette, et courir après elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure après, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi préfères-tu mon service à celui d'un autre? Arlequin. - Assurément; il n'y a que le mien qui ait la préférence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilà comme cela est arrangé dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me préfères à un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-là ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te défends d'en parler jamais à Lisette, je veux même que tu l'évites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez là des volontés qui ne ressemblent guère aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changé; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'être curieux de ses démarches, et de me servir de toi auprès de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te récompenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les récompenses viennent. Dorante. - Oh! point de réplique Marton, qui est à la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marché, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congé, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congé, tu le connaÃtras dès aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est même qu'en les suivant que tu serais regretté de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obéis, à condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la défense que je te fais de voir Lisette comme c'était de mon consentement que tu l'épousais, ce serait avoir un procédé trop choquant pour la Comtesse, que de paraÃtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura là -dedans que la Marquise et moi de malhonnêtes c'est elle qui me fait présent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. Scène II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'être pas inutile; ce petit article-là touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence à croire que nous réussirons; je la vois déjà très étonnée de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend à des reproches, je l'ai vue prête à me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes êtes-vous contente? La Marquise. - Je ne réponds de rien, si vous n'allez jusque-là . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tâchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargé un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre réponse. A un laquais qui paraÃt. Eh bien! parlerai-je à ta maÃtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilà qui arrive. La Marquise, à Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraÃtrait affecté. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittée. La Marquise. - N'allez rien gâter. Dorante. - Fiez-vous à moi. Il s'en va. Scène III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-même, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de conséquence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question à vous faire, et comme vous êtes naturellement vraie, que vous êtes la franchise, la sincérité même, nous aurons bientôt terminé. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincère; mais votre éloge m'exhorte à l'être, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela près, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer à l'être, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haïriez si je vous disais la vérité. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-même il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haïrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prétendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prétendre. La Comtesse. - Nous y voilà ; et peut-être l'avez-vous pensé vous-même? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et après cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-là , vous n'avez donc qu'à rendre grâce au ciel; vos souhaits ne sauraient être plus exaucés qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmée. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous êtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-être vous était-il moins attaché qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'était beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'êtes encore plus que moi, et vous savez l'être plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'êtes point si charmée, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos éloges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dépit qui a son mérite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaÃt. La Marquise. - Je ne songeais pas à vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rêve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'êtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empêchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout à fait les mêmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on réussit; le manque de succès met bien des coquetteries à couvert on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je réussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-être pas resté, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dédain-là mais quand l'amour-propre se sauve, voilà comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - Espérez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous résiste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquête, mais pardonnons à celle qui l'emportera. Je ne combats qu'à cette condition-là , afin que vous n'ayez rien à me dire. La Marquise. - Rien à vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais à plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez ôté; je pourrais donc vous l'enlever de même. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux à faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. Scène IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-là perd la tête; sa jalousie l'égare; elle est à plaindre! Scène V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout à l'heure la Marquise ici, et dans ma préoccupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine à me ressouvenir moi-même. C'est, je pense, qu'elle avait la curiosité de savoir comment j'étais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrétion de ne le lui avoir pas dit, peut-être? Dorante. - Je n'ai pas le défaut d'être vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'être vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - Curiosité pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiosité parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-là , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystère là -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne réussirais pas à vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiosité, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sûr que ses amis ne les lui épargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitié. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore à cette bagatelle-là ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminué, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de céder à celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante à cette sortie-là . Scène VI La Comtesse, rêvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué ma Comtesse rêve, qu'ellé tombé dans lé récueillément. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantôt de mariage, il faut absolument différer le nôtre. Le Chevalier. - Différer lé nôtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - Cadédis, vous mé parlez dé la fin du siècle! En vertu dé quoi la rémise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarqué leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jé bésoin dé rémarque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-là sont outrés; voulez-vous les pousser à bout? Nous ne sommes pas si pressés. Le Chevalier. - Si pressé qué j'en meurs, sandis! Si lé cas réquiert uné victime, pourquoi mé donner la préférence? La Comtesse. - Je ne saurais me résoudre à les désespérer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidélité, au moins. Ces gens-là ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les ménager; je n'aime à faire de mal à personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins à se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut qué jé vive; et jé vous défie dé mé garder vivant, vous né mé conduirez pas au terme. Tâchons dé les accoutumer à moins dé frais la modé dé mourir pour la consolation dé ses amis n'est pas venue, et dé plus, qué nous importe qué ces deux affligés nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On né parle pas tout à fait d'amour, mais d'uné pétite douceur à sé voir. La Comtesse. - D'une douceur à se voir! Quelle chimère! Où a-t-on pris cette idée-là ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-là s'aiment, qu'ils sentent de la douceur à se voir; si vous me le prouvez, je vous épouse demain, je vous épouse ce soir. Voyez l'intérêt que je vous donne à la preuve. Le Chevalier. - Dé leur amour jé né m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cé cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'étais sûre qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - Jé vous tiens, et jé vous informe qué la Marquise a donné charge à Frontin dé nous examiner, dé lui apporter un état dé nos coeurs; et j'avais oublié dé vous lé dire. La Comtesse. - Voilà d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guère de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-être déjà parlé; jé né l'ai pas vu dépuis. Qué son rapport nous règle. La Comtesse. - Je le veux bien. Scène VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et même avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sé comportent. Par bonté d'âme, Madame a peur dé les désespérer moi jé dis qu'ils sé consolent. Qu'en est-il des deux? Rien qué cette bonté né l'arrête, té dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous épouser en toute sûreté de désespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - Jé vous gagne dé marché fait cé soir vous êtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sûr Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observé. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le désespoir est connaissable. Si c'étaient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dérobent, on peut s'y tromper; mais le désespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les désespérés s'agitent, se trémoussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantôt rencontré Dorante, jé lui ai dit J'aime la Comtessé, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous êtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - Jé vous assure qu'il était riant, et qué la paix régnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'âme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. Voilà pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin décide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-être à ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour être instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payé de la Marquise, elle est en arrière. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libérale, elle est indifférente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a révoqué, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse là tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas à Frontin. - Mitigé ton récit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantôt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrêmement, Madame, extrêmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bâille en m'écoutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatière, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mêmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mêmes! Eh! que n'as-tu commencé par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dépit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sé montre, j'en conviens. La Comtesse. - Grossièrement même. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'étonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne régnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatière, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grâce; le reste du visage n'en était pas, il allait à part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - Jé mé rends. Il soupire, il régardé dé travers, et ma noce récule. Pesté du faquin, qui réjetté Madamé dans uné compassion qui sera funeste à mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mériter des égards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-même. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, à son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. Scène VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intéressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par ménagement pour moi. Je vous suis obligée de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutôt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en réjouisse. La Marquise. - Réjouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vérité? La Marquise. - Oui, Comtesse; hâtez-vous de finir. Adieu. Elle sort. Scène IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanité fait jouer de plaisants rôles à de certaines femmes! car celle-ci meurt de dépit. Le Chevalier. - Elle en a lé coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantôt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requête que je vous présente, et qui tend à vous prier qu'il vous plaise d'ôter Lisette à Arlequin, et d'en faire un transport à mon profit. Le Chevalier. - Voilà cé qué c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout à fait de son goût. La Comtesse. - Ce qu'il me dit là me fait venir une idée les petites finesses de la Marquise méritent d'être punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible à ce que je vais faire. Il doit l'être, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'à dire à Lisette d'épouser Frontin; elle était destinée au valet de Dorante, nous en étions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus à mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son père, que je leur parle à tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. Scène X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maÃtre Blaise. Votre fille devait épouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer à mon gré, vous la donnerez à Frontin; entendez-vous, maÃtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morgué! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'où vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon père vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous déplaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volonté d'Arlequin, à celle fin qu'il ne voulÃt pus d'elle; maugré qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-être bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutÃt pas empêchement. La Comtesse. - Et quel empêchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre à Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'épousient à Paris, a mijaurée et li, dans l'intention de porter dommage à noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommée et la vôtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tâcher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-là , que je ménageais tant, qui m'attaque là -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-être me reste-t-il encore plus de crédit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indifférence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mêle! Blaise. - Empêcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remédiera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remède ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous écoute, l'oreille vous entend, l'esprit né vous saisit point; jé né vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cetté bizarre aventure au clair. N'êtes-vous pas éprise dé Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompée, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - Qué répondre à cé coeur dé femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mérite pas votre réflexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agréable, elle en est touchée je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vôtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charché querelle à Monsieur Dorante et à sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout à l'heure. Scène XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine à croire qu'il y ait quelque chose à redire à ses procédés. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous êtes un opiniâtre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'était ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits détails qui ne sont pas en vérité dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de détourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intéresse à leur mariage, elle imagine, dans sa colère, une Marton qu'elle jette à la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-même prêter les mains à un projet de cette espèce! Vous-même, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, à moi, que vous vous y intéressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidélité que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-là ; et la Marquise, pour le dédommager, lui a, par bonté, proposé le mariage de Marton qui est à elle; il l'a acceptée, l'en a remerciée voilà tout ce que c'est. Le Chevalier. - La réponse mé persuade, jé les crois sans malice. Qué sur cé point la paix sé fasse entre les puissances, et qué les subalternes sé débattent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-là , je vous prie; car elle me déplaÃt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-être là ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'à la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nécessaire que vous la consultiez là -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est à vous à qui je parle, à vous à qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en décider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnête que d'obliger mon valet à refuser une grâce qu'elle lui fait et qu'il a acceptée? Je suis bien éloigné de ce procédé-là avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hésitez entre elle et moi! Songez-vous à ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrête. Le Chevalier. - Eh! cadédis, laissons cé trio dé valets et dé soubrettes. La Comtesse, outrée. - C'est à moi, sur ce pied-là , à vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obéirais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien à nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - Prénez et né rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'étais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientôt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-là , vous l'aurez peut-être ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - Doucément, diviné Comtesse, jé tombe en délire! jé perds haleine dé ravissément! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmé, et je t'en félicite. La Comtesse, à part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, à part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce là tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. Scène XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous êtes fâchée contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la réparer que je vous amène ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'à appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, à Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite à lui tenir parole je me charge même des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, à Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui êtes cause de tout ce tapage-là ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'étiez pas ici, moi et mon maÃtre, nous aurions bravement tous deux épousé notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scène! Le Chevalier. - C'est démencé d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies à présent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurément, et vous êtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-être ce soir. La Marquise. - En vérité? Le Chevalier. - Cé soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si près d'une si douce aventure, on a bien des choses à se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre côté, songer à ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; à tantôt. Scène XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous êtes fort regretté, à ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - Jé l'en dispense, surtout cé soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - Qué pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantôt. Ne vous inquiétez point, je vais y rêver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est même nécessaire que vous ne me voyiez pas si tôt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - Jé démeure muet jé sens qué jé périclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III Scène première Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dé grâce, Lisette, priez-la dé ma part que jé la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - Ellé répose! Ellé répose donc débout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre méthode à vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué tu mé railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient à propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai même un petit soupçon qué tu né m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-là , mais je l'ai changé contre une grande certitude. Lisette. - Votre pénétration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - Né lé disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! té veux-jé du bien, pendant qué tu mé veux du mal? D'où mé vient ma disposition amicale, et qué ton coeur mé réfuse lé réciproque? D'où vient qué nous différons dé sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variété dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi très variés tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lé vrai tu né mé récommandes pas à ta maÃtresse? Lisette. - Jamais qu'à son indifférence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mé fais donc préjudice auprès d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimât pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dévénons amis. Lisette. - Non; faites plutôt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - Jé veux qué tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadédis! tu m'aimeras; jé l'entréprends, jé mé lé promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mé coûtera lé départ dé la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas à vendre. Le Chevalier lui présente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, té dis-je, et mé dis seulement cé qué ta maÃtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetât, c'est tout ce que je sais. En êtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez déjà dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellé pas quelqué dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-même. Le Chevalier. - Rétirons-nous, Frontin; jé sens qué jé m'indigne. Nous réviendrons tantôt la recommander à sa maÃtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgracié de tous les hommes. Ils s'en vont. Scène II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe à mon maÃtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! Hélas! ma fille, la bonté que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni à l'un ni à l'autre. Il me sera inutile d'avoir oublié tes impertinences; le diable a entrepris de me faire épouser Marton; il n'en démordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne à ton maÃtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps à perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dégourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilà ton maÃtre et la Marquise qui s'approchent tire-le à quartier, lui, pendant que je m'éloigne. Elle sort. Scène III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, à Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystère? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas à propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrétion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. Scène IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitée. La Marquise. - Et vous brûlez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siérait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore équivoques; il n'est pas sûr que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne médite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons résolu; ce moment seul décidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil méprise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mépris; tenez bon jusqu'à cette épreuve, pour l'intérêt de votre amour même. Abrégez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre épreuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-même un personnage qui n'est pas fort agréable, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplée au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. Scène V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment à te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait être suspecte dans la conjoncture où je me trouve. Lisette. - Hélas! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture où vous êtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'épouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'épouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous êtes changé! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fâche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens à Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliée elle-même? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achèves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours après. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placées, que j'en rougis pour ta maÃtresse. Arlequin. - Véritablement l'exclamation est effrontée avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout à l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tôt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodé avec Lisette? Arlequin. - Hélas! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maÃtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant à moi, Lisette, dites à Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le différer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-même. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant à genoux. - Et voici moi qui vous en supplie à deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendée; je suis persuadé qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiéterait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis là d'ailleurs, je suis sûr qu'elle n'a rien de fort pressé à me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgré la petite parenthèse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'après elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-là , serait en vérité trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonné, qu'elle ait cessé de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-même, passe je n'étais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaieté de coeur à m'engager dans une démarche qui me brouillerait peut-être avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maÃtre, tournez à droite, ne prenez pas à gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'à ce qu'il m'entende. Scène VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maÃtresse le mérite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fâcherait la Marquise, qu'il va épouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadé que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis là est inouï, Lisette. Ce n'est point là Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-même; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer à cette idée-là , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous même que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiéter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse là cette Marquise éternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'était pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vérité, cette femme-là n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez à cela votre infidélité, c'en est assez pour guérir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidélité, où est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-même. D'abord vous avez nié que c'en fût une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvé qu'elle était innocente; enfin, vous m'en avez fait l'éloge, et si bien l'éloge, que je me suis mise à vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidélité sans la connaÃtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien épargné de cruel pour vous ôter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pénètres de douleur! Je l'ai maltraité, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mérite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnée. La Comtesse. - Misérable amour-propre de femme! Misérable vanité d'être aimée! Voilà ce que vous me coûtez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eût valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-là de mon mérite; il manquait cet honneur à mes charmes; les voilà bien glorieux! J'ai fait la conquête du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle différence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'écoute un homme que j'ai toujours trouvé ridicule, que j'ai cent fois raillé moi-même, et qui me reste à la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle à présent! Lisette. - Ne perdez point le temps à vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous à la Marquise? Voulez-vous tâcher de le ravoir? Essayez, faites quelques démarches, puisqu'il a droit d'être fâché, et que vous êtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce là un procédé? Toi qui dis qu'il a droit d'être fâché, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginé qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonné de cette lâcheté-là ? A-t-on jamais compté sur un coeur autant que j'ai compté sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-là n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je défiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais à l'inquiéter impunément; c'était là mon idée; je ne le ménageais point. Jamais on ne vécut dans une sécurité plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son éloge et cet homme, après cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous êtes dans une désolation qui m'afflige. Travaillons à le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilà déjà deux fois qu'il se présente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit à cet importun-là de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haïr autant qu'il est haïssable; c'est à quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va même le chercher. Lisette. - Voici mon père; sachons auparavant ce qu'il veut. Scène VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - Morgué! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promène là -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandé, pour à celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussé pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morgué! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-là de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-là de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. Velà comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fâche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me révolte. Blaise. - Jarnigué! cette Marquise, maugré le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'à dire, mon râtiau est tout prêt, et, jarnigué! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablée! Ils vont s'épouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le déteste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends là m'indigne à mon tour; et à votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haïssez! La Comtesse. - Cela n'empêche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haïr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-même, et tu avais raison; je l'ai abandonné la première il faut que je le cherche et que je le désabuse. Blaise. - Morgué! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chérissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui écrire un mot, Lisette, et que ton père aille lui rendre ma lettre à l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui écrivais tantôt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tâche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. Scène VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma Comtessé, qué devient l'amour? A quoi pensé lé coeur? Est-ce ainsi qué vous m'avertissez dé venir? Quel est lé motif dé l'absence qué vous m'avez ordonnée? Vous né mé mandez pas, vous mé laissez en langueur; jé mé mande moi-même. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - Lé messager m'a paru tardif. Qué déterminez-vous? Nos gens vont sé marier, le contrat sé passe actuellement. N'userons-nous pas de la commodité du notaire? Ils mé délèguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez qué l'amour gémit d'attendre, qué les besoins du coeur sont pressés, qué les instants sont précieux, qué vous m'en dérobez d'irréparables, et qué jé meurs. Expédions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'épouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce à dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous qué j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fâchée de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mé raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle très sérieusement. Le Chevalier. - Ma Comtessé, finissons; point dé badinage avec un coeur qui va périr d'épouvante. La Comtesse. - Vous devez vous être aperçu de mes sentiments. J'ai toujours différé le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - Lé comble dé mon bonheur, vous l'avez rémis à cé soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandé tantôt? Le Chevalier. - Récommandé! Il n'en a pas été question, cadédis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lé Chevalier, qu'ont-ils à démêler ensemble? La Comtesse. - Ils ont à s'aimer tous deux, de même qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti à vous offrir que de retourner à elle, et je me charge de vous réconcilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis éternel. Le Chevalier. - Frontin, où en sommes-nous? Frontin. - Mais, à vue de pays, nous en sommes à rien. Ce chemin-là n'a pas l'air de nous mener au gÃte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-là vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jé, Comtessé? Séra-ce lé résultat? La Comtesse. - J'attends réponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue différez votre départ jusque-là . Scène IX Arlequin, et les acteurs précédents. Arlequin. - Madame, mon maÃtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrêt et le mien; car je n'épouserai point Lisette, puisque mon maÃtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont à la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'êtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jé suis dupe; c'est être au fait. Scène X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est à vous à qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en êtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'épouserez dès aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vôtre. La Comtesse. - Le vôtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous épouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilà . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait très grand, très flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous réserve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changé votre économie jé tombé dans lé lot dé Madame la Marquise, et Madame la Comtessé tombé dans lé tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience écoutez-moi. Il est temps de vous désabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu même vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en était rien je n'ai jamais cessé d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour éprouver son coeur. Il vous en a coûté des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fâchée mais votre amour servait à mes desseins. Vous avez à vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point à tirer vanité de vous l'avoir dérobé pour quelque temps; ce n'est point à mes charmes qu'il a cédé, c'est à mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prévenue, et c'est un grand appât. Quant à vous, Dorante, vous m'avez assez mal payée d'une épreuve aussi tendre la délicatesse de sentiments qui m'a persuadée de la faire, n'a pas lieu d'être trop satisfaite; mais peut-être le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de médiocrité d'amour j'ai poussé les choses un peu loin; vous avez pu y être trompé; je ne veux point vous juger à la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus généreuse; vous irez jusqu'à lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hésitez un instant. Le Chevalier. - Jé démande audience jé perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dé m'en plaindre; jé mé suis trouvé défaillant dé fidélité, jé né sais comment, car lé mérite dé Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mé passe! En un mot, jé suis infidèle, jé m'en accuse; mais jé suis vrai, jé m'en vante. Il né tient qu'à moi d'user dé réprésaille, et dé dire à Madame la Comtesse Vous mé trompiez, jé vous trompais. Mais jé né suis qu'un homme, et jé n'aspire pas à cé dégré dé finesse et d'industrie. Voici lé compte juste; vous avez contrefait dé l'amour, dites-vous, Madame; jé n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassé mon prix. Né rétranchez rien du fatal honneur qué vous m'avez fait jé vous aimais, vous mé lé rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achève jé vous aimais, un peu moins qué Madame. Jé m'explique elle avait dé mon coeur une possession plus complète, jé l'adorais; mais jé vous aimais, sandis! passablement, avec quelque réminiscence pour elle. Oui, Dorante, nous étions dans lé tendre. Laisse là l'histoire qu'on té fait, mon ami; il fâche Madame qué tu la désertes, qué ses appas restent inférieurs; sa gloire crie, té rédémande, fait la sirène; qué son chant té trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dé ces beaux yeux pour té servir d'antidote; demeure avec cet objet qué l'amour venge dans mon coeur jé lé dis à régret, jé disputerais Madame dé tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possède-la, Dorante, bénis lé ciel du bonheur qu'il t'accorde. Dé toutes les épouses, la plus estimable, la plus digne dé respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dé toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dé tous les hommes, lé plus ingrat, lé plus déloyal, en même temps lé plus imbécile, c'est lé malheureux qui té parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien à la définition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas répondre à ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dépit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlé, si vous ne les méritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remède, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. Tâchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit être plus aisé cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte à signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tôt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est à Dorante à qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espérons même que le vôtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - Jé né sais plus écrire. La Marquise, au notaire. - Présentez la plume à Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume après. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant à ses genoux. - Ah! ma chère Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous à présent; vous êtes aimé, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante à mes genoux? Dorante. - Et plus pénétré d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessé de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle à qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donné! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'à force d'amour; j'espérais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! où est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilà , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'être heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant à vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en défasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grâce; elle manquerait à ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - Jé né vous démandais qu'un termé; lé reste est mon affaire. Ils s'en vont. Scène XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de même. Blaise. - Et ma volonté se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir à moi. La Méprise Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 16 août 1734 par les comédiens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. Romagnési Frontin, valet d'Ergaste M. Lélio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scène est dans un jardin. Le théâtre représente un jardin. Scène première Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si elle y était déjà . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas là , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maÃtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrâmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te répondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention à ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous répéter que ses yeux me répondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sûr que des paroles. Mon maÃtre en tient pour votre maÃtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maÃtresse me paraÃt bien aventuré, j'en crois la moitié de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maÃtre et moi, à pareille heure, ne manque point d'y mener ta maÃtresse, afin qu'on donne la dernière main à cet amour-ci, qui n'a peut-être pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maÃtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fâchés de se connaÃtre un peu plus à fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle réponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous étions très pressés, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards à la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon côté avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter là -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. Voilà ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'après ses yeux. Ergaste. - Va, tu rêves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maÃtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espère un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissé tomber; elle me remercia d'une manière très obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se démasqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la première fois que je me promène ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramènera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espérance? Ç'aurait été indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiqué l'aurait peut-être empêché d'y revenir par raison de fierté; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'était simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la démarche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derrière lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rêve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promène là -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais défié d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gênez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre côté, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. Scène II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chère enfant; reconnaissez-moi, me voilà , c'est le véritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le Véritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je défie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la révérence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilà des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous êtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons à notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai déjà dit, et je le répète; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le répéteras après, et nous serons tous deux aussi avancés l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en être sûr? Une fille comme toi manquerait-elle de goût? Là , voyons, regarde-moi pour vérifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissé pour toi le plus tendre appétit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-là . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fierté se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevée. Lisette. - Dès que tu as deviné que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque à ma gloire le ragoût de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la régale aux dépens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas là ce qui m'est dû, fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas là ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilà payé avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crédit pour à présent; ce serait trop de dépense à la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dépense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maÃtres. Premièrement, qui êtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons à Paris, et de là à la cour, qui nous trouve à redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le Dauphiné; et en passant, un de nos amis nous a arrêté à Lyon, d'où il nous a mené à cette campagne-ci, où deux paires de beaux yeux nous raccrochèrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - Où sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilà deux ici, ta maÃtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maÃtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-à -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frères que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-là est connu, et tout ce que tu me dis là nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui êtes-vous à votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une révérence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en révérences, et je te cajole gratis. Continuons vous êtes belles, après? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; êtes-vous de sa façon? Vous êtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissées très riches. Frontin. - Voilà de fort bons procédés. Lisette. - Ils ont eu pour héritières deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'à s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le même son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la même chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-là ; celle que nous aimons n'a qu'à choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aÃnée, et celle à qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maÃtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maÃtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goût du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-là qui se rompent à meilleur marché! Eh! dis-moi, mon maÃtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquée? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en été, quand on est à la campagne, à cause du hâle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas là Ergaste que je vois là -bas? Frontin. - C'est lui-même. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maÃtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! Scène III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prévu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maÃtresse lui a parlé de moi? Frontin. - Si elle en a parlé! On ne tarit point, tous les échos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-être qu'à la fin du jour on nous sommera d'épouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualité, d'un côté, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrée dans le monde, et de leur donner la préférence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tourné la tête, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas déplaire à Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-même? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est à nous à qui on présente requête. Je vous félicite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait juré de garder le célibat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-là , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait juré de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vérité toute pure est que je suis adoré, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous êtes à la veille de l'être; et je vous le prouve, car voilà votre future idolâtre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. Scène IV Ergaste, Hortense, Frontin, éloigné. Hortense, quand elle entre sur le théâtre, tient son masque à la main pour être connue du spectateur, et puis le met sur son visage dès que Frontin tourne la tête et l'aperçoit. Elle est vêtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le théâtre. - N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guère vu de si bien fait. Il me regarde; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaÃt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pénétré jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais coeur, en même temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrêtez, de grâce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraÃtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous écouter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est à vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier à vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grâce du vôtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prêter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grâce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis me haïssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là , elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine? Vous m'êtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher à vous être présenté, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au désespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vérité, Monsieur, après m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais; je vous ai répondu que non; en voilà bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'être aidé pour se produire. Ergaste. - Hélas! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrêta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous êtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres après dÃner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, où j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquâtes un instant, et dans cet instant vous devÃntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - Dès que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions. Ergaste. - Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répète encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grâce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là , on est le maÃtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais même obligée de vous y bien recevoir. Ergaste. - Obligée, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espère bien n'agir que par ce motif-là , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien là -dessus, puisqu'ici même j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a réussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus près qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fâchée qu'on nous vÃt ensemble éloignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dès que nous nous sommes parlé et que, grâce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, séparons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espèce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. Scène V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnée. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel côté vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun côté, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir où vous êtes. Lui dirai-je que vous êtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'à dire où vous voulez être. Hortense. - Quel imbécile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvée comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'écarte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. Scène VI Hortense, Clarice Hortense, à part. - Ne voilà -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tourné mal à propos de ce côté-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassée qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congédier. Ah! vous voilà , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de même le plaisir de rêver m'a insensiblement amené ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, à part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rêveuse. Clarice. - Mais... oui, je rêvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientôt compagnie; Damis vous cherche, et vient par là . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-là je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. Scène VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grâce. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'éviter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'éviter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaÃtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous êtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par là . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promène. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure à peu près. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je à fuir un homme qui, j'en suis sûre, ne songe pas plus à moi que ne je songe à lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlé de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot à mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y étiez pas venue de vous-même, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous êtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas là tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idée! Lisette. - Oui-da, peut-être que je me trompe. Clarice. - Sans doute, à moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadée que non, qui est-ce qui t'en a parlé? Lisette. - Son valet m'en a touché quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandé le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au même, car je renonce à savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fâchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nécessaire que je l'évite, car il ne paraÃt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? Scène VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empêche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, à Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maÃtre est-il là ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaÃtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient à sa maÃtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore révérence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus révérencieux de tous les valets. Frontin salue à droite et à gauche. Clarice. - Si je l'avais prévu, je me serais retirée. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'êtes pas de cet avis-là ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, réponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, à Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilà tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. Scène IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observé celui où vous étiez seule. Clarice, se démasquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-là , car nous ne nous connaissons guère. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaité me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose à me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, à part à sa maÃtresse. - Mon rapport est-il fidèle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guère d'intervalle entre me connaÃtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu être précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir déjà dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute échappée à la violence d'une passion qui m'a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, à Clarice. - Qu'il a le débit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir à quelqu'une de ces formalités dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'étais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il à quelque chose qui vous me déplaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y répondre. Ergaste. - Est-ce que votre réponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y répond pas. Ergaste se jette à ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. Scène X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, à Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espèce de petit nègre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. Scène XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchanté, Frontin; je suis transporté! Voilà deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grâces! Et qu'il est doux d'espérer de lui plaire! Frontin. - Bon! espérer! Si la belle vous donne cela pour de l'espérance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mènera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journée de tendresse assez complète. Au reste, j'avais oublié de vous dire le meilleur. Votre maÃtresse a bien des grâces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille écus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien là à quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. Scène XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, à Ergaste. - Vous êtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - Où est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tête. Frontin, le lui ôtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y était quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnête que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cérémonie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnête! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquée de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures à ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropié. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maÃtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlé ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-là qui t'envoie dire qu'elle s'est moquée de moi? Arlequin. - Elle-même en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous étiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandé de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, après la manière dont nous nous sommes quittés tous deux, je t'ai dit que j'espérais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilà tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus séparés? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, à Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'êtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-là ? Arlequin. - J'entends que vous êtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la Majesté du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit à cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelé Ergaste. Ergaste, outré. - C'est cela même! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est à votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'à lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payé. Ergaste. - Je suis au désespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardé comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donné que la moitié de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oublié mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisième article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est défendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir écrit, à cause de la bienséance et de votre peu de mérite; et on m'a crié de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-même. Il donne les tablettes à Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez là ces tablettes, et n'y répondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais été le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comédie vous me l'avez donnée tantôt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le défends, j'oublie même que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilà l'article qui nous manquait plus de fréquentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilà le vertigo le mieux conditionné qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant à Arlequin. - Arrête, où est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de réponse; il est aisé de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrête. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites à votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnête homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas à faire pour aller au logis, et je vais y écrire un mot. Scène XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - Voilà de jolies paroles que tu chantes là . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maÃtre t'a chargé de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-à -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis à l'Opéra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fées? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime à boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maÃtresse. Arlequin, brusquement. - Expédions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misérable! Et du crédit? Frontin. - Avec cette mine-là , où veux-tu que j'en trouve? Mets-toi à la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-là . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincère; mais il y a remède à tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi à ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu réponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois généreux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu à mes dépens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous à Paris, j'aurais crédit. Arlequin. - Eh! que fait-on à Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maÃtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'était, car je te l'ai soufflée hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scélérat! Ah! chenapan! Scène XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre à la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux être le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crédit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai à connaÃtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, à Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la conséquence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-là en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-même chercher cette dame-là , et lui remets mon billet le plus tôt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - Hâte-toi, car je souffre. Frontin part. Scène XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus étonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit méprise. Scène XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maÃtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien à ce qu'on me dit là . Lisette. - Pourquoi vous fâcher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlé, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maÃtresse, et quiconque lui a rapporté autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompée. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien à ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilà dans un mouvement épouvantable à cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, méchante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'où vient qu'on me parle de cette soeur? D'où vient qu'on m'accuse de m'être entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? Où avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allé porter un billet à ta maÃtresse, où je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet était fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici près. Ergaste. - Qu'elle s'y promène ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jeté à ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fâchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien échappé sur cet article-là ; il faut écouter ce qu'on vous dit, et répondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tête. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me désespères! Lisette. - Oh! ma foi, vous êtes sujet à des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maÃtresse a un mot à vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir à cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant écart! Quoi qu'il en soit, ma maÃtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-même, et j'arrive exprès pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est là qu'il en tient, quel dommage! Scène XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est désabusée, et qu'elle a reconnu son erreur. Scène XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fâchée; et le billet a été bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mêlée, je vous en apporte d'un peu différentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivé? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - Hélas! c'est le plus maltraité. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? Où est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais état. Il le tire. Tenez, jugez vous-même s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est déchiré! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'être d'une étoffe d'un peu plus de résistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagné notre disgrâce, et dont j'ai risqué de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc joué? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maÃtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait à rien. Frontin. - Ce que vous me dites là ne vaut pas le diable, ne vous fiez point à ce calme-là , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillés, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de réserve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passé! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvé l'inhumaine à trente ou quarante pas d'ici; je vole à elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui êtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous méprenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beauté ait pour agréable de m'entendre; je parle pour un homme à demi mort, et peut-être actuellement défunt, qu'un petit nègre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-même en lui tenant ces propos lugubres, on eût dit que vous étiez enterré, et que c'était votre testament que j'apportais. Ergaste. - Achève. Que t'a-t-elle répondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa réponse? la voilà mot pour mot; il ne faut pas grande mémoire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couché sur la poussière, je l'ai ramassé; ensuite, redoublant de zèle, j'ai pensé que mon esprit devait suppléer au vôtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'écrit pas mieux que j'ai parlé, et j'espérais déjà beaucoup de ma pièce d'éloquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisé la moustache, a forcé le harangueur d'arrêter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'étonnement où tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilà qui arrive, et je me sauve; c'est peut-être le soufflet qui a manqué tantôt, qu'elle vient essayer de faire réussir. Il s'écarte sans sortir. Scène XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, démasquée en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant où ma soeur, qui se promène là -bas, est un peu éloignée, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaÃt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel étrange procédé que le vôtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure à faire à ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'étonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-là sans en être furieux; je n'en ai pas tiré plus de raison tantôt. Frontin. - La bonne âme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main légère, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-être. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas là ? Clarice. - Expliquez donc cette énigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous énigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos manières, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? Où ai-je vu cette soeur, à qui vous voulez que j'aie parlé ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-là lui tourne la tête. Frontin. - Et ces agréables tablettes où nos soupirs sont traités de farce, et qui sont chargées d'un congé à notre adresse. Clarice, à Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme à part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'état où vous l'avez mis, je vous demande à présent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mépris jusqu'à refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! Où en serait-elle, si elle avait été maladroite? Ergaste. - Méritais-je que ce papier fût déchiré? Frontin. - Ce soufflet était-il à sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sûreté avec eux? Ils ont les yeux bien égarés. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensé; mais tout ce que vous me dites là ne peut être que l'effet d'un rêve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'écarte que pour un moment, Ergaste, car je veux éclaircir cette aventure-là . Elles s'en vont. Scène XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompé? N'aurais-tu pas porté mon billet à une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombées des nues? Ergaste. - Cela est vrai. Scène XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquée, qu'Ergaste prend pour Clarice à qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-même qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez à ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher à mon tour; c'est tout ce que j'avais à vous dire, et je passe. Ergaste, étonné. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais où diable est donc cette soeur? Scène XXII et dernière Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, à Ergaste et à Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilà une friponne, sur ma parole. Hortense, à Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'écrase! Lisette. - Ah! le petit traÃtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sûr, et je vous crois même une personne apostée pour vous divertir à mes dépens, ou pour me nuire. Et se tournant du côté d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se démasquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le même habit à qui j'ai parlé, mais ce n'est pas la même tête. Clarice, en se démasquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrètes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-là , tout est éclairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordée, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, à qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela même, c'est l'habit qui m'a jeté dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un détail inutile. Ergaste, à Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma méprise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidélité plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mêle. Lisette, à Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire échappés des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'être trop sage. Arlequin, à Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaÃtre corrigé Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la première fois le 6 novembre 1734 par les comédiens Français Acteurs Le Comte, père d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. Dorimène. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scène est à la campagne dans la maison du comte. Acte premier Scène première Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rêverie où vous êtes? Vous m'avez appelé, me voilà , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rêver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivé que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressée? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement à votre place; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n'aime pas à attendre. Hortense. - Je différerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expédier! Hortense. - Eh! laisse-là tes idées. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goût? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraÃt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, même, on lui sent un caractère d'honnête homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, à vue de pays, tout son défaut, c'est d'être ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me désespère, car cela gâte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dédaigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'épouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien à votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison même n'exige pas un autre procédé que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'être raisonnable. Hortense. - Peut-être, aussi, ne suis-je pas de son goût. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-là , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement? voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais être bien sûre de ce que tu me dis là . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez être que sa femme; mais je soutiens qu'il étouffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maÃtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensée m'est venue comme à toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensée que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est à quoi je voudrais tâcher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se défasse d'une extravagance dont je pourrais être la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l'épouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraÃt assez familier avec son maÃtre. Marton. - C'est à quoi je songeais mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c'est que le maÃtre a gâté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d'en agir cavalièrement, et de soupirer tout bas; car de son côté il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme à une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. Scène II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrête. Frontin. - Mon maÃtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientôt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientôt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillé. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien à ce discours. Hortense. - Il est pourtant très clair; je te dis que je n'en sais rien. Scène III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maÃtresse, elle est d'un goût nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est même fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est très commun, aussi bien que la réponse de ma maÃtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingénuité charmante; écoutez, nos maÃtres vont se marier; vous allez venir à Paris, je suis d'avis de vous épouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maÃtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maÃtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'était un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! très courus; c'est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé même m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maÃtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maÃtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre là -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes. Marton. - Ah! différentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de même; mais la fidélité de Paris n'est point sauvage, c'est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goûte; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folâtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidélité conjugale n'y est point offensée; celle de province n'est pas de même, elle est sotte, revêche et tout d'une pièce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maÃtresse fixera peut-être votre maÃtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un étonnement qui pourrait devenir très sérieux; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-là , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargé, tant elles sont légères. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sérieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine; à Paris, ma chère enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, là -bas, votre maÃtre et vous, vous n'avez encore donné votre coeur à personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maÃtresse ne prenne cette coutume-là de travers. Frontin. - Oh! que non, les agréments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maÃtre passera, votre maÃtresse de même, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a déjà passé avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilà la Marquise, la mère de Rosimond qui vient. Scène IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmée de vous trouver là , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous à Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui déplaÃt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-être, s'ils n'étaient pas favorables. Marton. - C'est à peu près de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est très aimable, et ma maÃtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je répondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlé d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un étonnement de coeur, et un étonnement ne dure pas; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-là , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'après qui répétez-vous tant d'extravagances? car vous n'êtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis là , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maÃtre, et sur l'agréable économie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copié; j'ai rapporté la mode, je lui ai donné l'état des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous êtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part à de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaÃtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai à ton maÃtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. Scène V Marton, Frontin Marton, éclatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingénuité te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'était méprise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui présente la main. - Allons, touche-là , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-là , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout à l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes à présent dans un excès de raison, tu vas me réduire à te louer. Frontin. - J'en veux à ton coeur, et non pas à tes éloges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. Scène VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, à Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hé! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d'honnêtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme à la cour qui ne s'accommodât de cette figure-là . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientôt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-là , sous prétexte qu'on est leur nièce et leur héritière, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maÃtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressée. A propos de ta maÃtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j'allais vous rendre réponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime à te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve très curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - Très curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maÃtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidèlement la réponse. Rosimond. - Tu rêves! il n'y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle répondu? Marton. - Précisément ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose à te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d'ici par un exprès. Rosimond ouvre, et rit à part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose à me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, à part à Frontin. - C'est apparemment là une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, après avoir lu. - Vous êtes une étourdie, comtesse. Que dites-vous là , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maÃtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de régaler Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l'esprit. Scène VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a décoché un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prévues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandé si vous aviez des maÃtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour à moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé. Rosimond. - Le sot avec sa règle et sa sagesse; le plaisant éloge! vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaÃtra pas à vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c'est-à -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent après vos bonnes grâces; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien à faire là passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, à moi! c'est un article qu'il fallait épargner à la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maÃtresses est même un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions où il ne faut pas dire la vérité. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vérité, il aurait peut-être fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-là . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matière, et de songer que c'est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de même. Frontin. - Eh! peut-être qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-être? il fallait le soupçonner, c'était le plus sûr; mais passons est-ce là tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandé si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir répondre qu'oui. Rosimond. - Poliment répondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mêles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblé que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrétion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grâces naïves; elle a des traits; elle ne déplaÃt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas à moi à juger qu'elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en décide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode à vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. Scène VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maÃtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute à cause de votre réponse de tantôt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose. Hortense. - Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai à lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-être rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des règles là -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dès qu'il vous l'aura dit lui-même, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérêts en main; empêche Madame de nos haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle près, en vérité nous méritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maÃtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. Scène IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu déconcerté, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dépit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-être; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments où je suis toute prête de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intéresse trop; que le coeur s'en mêle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-être pas, et j'ai peur d'en être fâchée. Marton. - Eh! courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit vous réduirez le maÃtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vôtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination à Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore été amoureux que de la réputation d'être aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maÃtre eût de la disposition à m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prétendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais négligemment, et à son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquât! Marton. - Voilà toujours votre père à sa place; il a peut-être à vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me déplaÃt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. Scène X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je désespère de voir ici mon frère, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon père, il n'y a pas de nécessité d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les égards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; différons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraÃt si avantageux, que je voudrais qu'il fût déjà conclu. Hortense. - Née ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crédit à la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et à quel âge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. Scène XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais à Hortense que mon frère tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. Scène XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends à vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'êtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - Voilà une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame? Y êtes-vous bien déterminée? Hortense. - D'où vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - Tantôt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-être est-ce encore de même? Hortense. - Vous ne demandiez à me voir qu'une heure après, et c'est une espèce d'avenir dont je ne répondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gâtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous déplaÃt, mais à laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarqué qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beauté, des grâces, avec ce caractère d'esprit-là , et cela dans l'âge où vous êtes? vous me surprenez; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irréparable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitié pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'être que vos amis, avec ces yeux-là ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler. Rosimond. - C'est que sérieusement vous êtes belle avec excès; vous l'êtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous êtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez là de la dentelle d'un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l'éloge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet après-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet après-midi le hasard en décidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait être fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le différer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le différer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent être expédiées, on y pense après. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'épouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de même. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficulté ne me regarderait point il est vrai que j'espérais, Madame, j'espérais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur déjà liée? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prévenue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mêlerai point, je n'aurais garde, on me mène, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur. Scène XIII Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond Rosimond, allant à Dorimène. - Eh! vous voilà , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chère enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliés, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. Dorimène. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapidité! Rosimond. - Eh! où avez-vous pris ce garçon-là , Comtesse? Dorimène, à Hortense. - Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je à me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, à Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espèce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. Dorimène, riant. - Sur ce pied-là , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - Trêve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sérieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappé, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirât, et je vous le recommande. Dorimène. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espèce d'infidélité qu'il me ferait; car je l'ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - Assurément j'en trouve l'idée tout à fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. Scène XIV Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. Dorimène. - Nous allons l'en instruire nous-mêmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous êtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilà le vôtre. Dorante présente la main à Hortense. Marton fait signe à Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot à dire. Scène XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour écrite à Rosimond, mais d'un amour qui me paraÃt sans conséquence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir écrite; le billet est d'un style qui ressemble à son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous êtes pressée, nous en parlerons tantôt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II Scène première La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour être plus à l'écart, j'aurais un mot à vous dire; vous êtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitié me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'être, et je voudrais bien que vous m'aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances où il se trouve; vous savez qu'il doit épouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'où vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec Dorimène, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous désapprouve pas; mais ce n'est pas à Dorimène à qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-être plus d'impression que les miens; vous êtes venu avec Dorimène, je la connais fort peu; vous êtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrÃt pas que mon fils fût toujours auprès d'elle; en vérité, la bienséance en souffre un peu; elle est alliée de la maison où nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelât; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fâchée, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tâcherai de répondre à l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grâce, Monsieur, et je vous recommande les intérêts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n'en profite auprès d'elle. Scène II Dorante, Dorimène Dorimène. - Où est allé le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d'une dignité; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitié; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tête, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grâces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traÃne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraÃt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agréable qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a déclaré des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une délicatesse assaisonnée d'un respect que j'ai trouvé d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? Dorimène. - Oui, c'est un étourdi à qui j'ai à parler tête à tête; et grâce à tous ces originaux qui m'ont obsédée, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quitté. Où est-il? Dorante. - Je pense qu'il écrit à Paris, et je sors d'un entretien avec sa mère. Dorimène. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargé d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. Dorimène. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas douté mais ce n'est pas là tout; je suis encore prié de vous inspirer l'envie de partir. Dorimène. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-là . Dorimène. - Je commençais à m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l'avais résolu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'épousera. Dorante. - Cela serait très plaisant. Dorimène. - Oh! il m'épousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime à déranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dérange d'une manière avantageuse. Adieu; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j'imagine; réglez-vous là -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! Scène III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, à Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est à moi, demande-la à tout le monde; c'est à peu près dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, à Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvé une lettre à terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiète. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De Dorimène; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l'épithète. Dorante. - Peut-être personne ne l'aura-t-il encore ramassé et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! très doucement; je ne m'en désespère pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit être fort indifférent à un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de Dorimène; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empêcher d'épouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. Dès qu'elle a su que ma mère m'avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m'a écrit, par un exprès, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure après sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'étais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprès qui nous a précédé mais enfin c'est une très aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides à lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas étonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnête; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaÃt, elle ne veut pas que je l'achève, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nôtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniâtreté d'amour il n'y a que moi à qui cela arrive. Dorante. - Te voilà donc bien agité? Quoi! tu crains les conséquences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dégagé que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-là ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas à me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passé dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-être jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous désabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugé; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus à l'abri de la méchante humeur de ma mère? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, être aux genoux d'Hortense, et lui débiter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette à la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout à l'heure, me reprocher mon indifférence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traité de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t'en fais réparation. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a à craindre, à cause que je l'épouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose à la lettre! Dorante. - Je suis persuadé que tu n'es point fâché que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; très fâché. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au désespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mérite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle était assez gentille, l'air naïf, droit et guindé mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s'il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guère. De bonne foi, l'épouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'épouserons ma mère et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guère, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! là -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui être bonnes à quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinée, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaÃt. En sens-tu déjà un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expérience en galanterie; je ne suis là -dessus qu'un écolier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'écolier ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fâcher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es réjouissant! Scène IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! Où est votre maÃtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allée, où elle se promène, Monsieur, elle vous demandait tout à l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot à vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, à part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquée. Scène V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantôt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en étais inquiet. Marton. - La voilà . Rosimond. - Tu ne l'as montrée à personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son père qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-même? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardé l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle était à vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense présente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fâchée. Rosimond. - Cela est désagréable. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maÃtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas à tant de modération; serait-ce que notre mariage lui déplaÃt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s'y intéresse pas extrêmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit à vous-même. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquée? je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut être fait à se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sûr d'être aimé quand on vous ressemble, aussi ma maÃtresse vous aurait-elle épousé d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquée. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, à la vérité. Marton. - Eh! Monsieur, à qui le dites-vous? Je suis persuadée qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-même que je ne pourrais pas m'empêcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maÃtresse y trouve à redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraÃt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maÃtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grâce dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comédie qui nous divertisse tant; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-même. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? Dès que Dorante et Dorimène sont arrivés ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimât ma maÃtresse, pendant que vous feriez l'amour à Dorimène, et cela à la veille d'épouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maÃtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les règles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadée; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces manières-là ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benêts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benêt que vous feriez revenir les bonnes dispositions où ma maÃtresse était pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne réussiriez, ni comme benêt ni comme comique. Adieu, Monsieur. Scène VI Rosimond, Dorimène Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guérit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! Voilà une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. Dorimène. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait où vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tâcher d'y mettre ordre; elle est là -bas avec Dorante, y venez-vous? Dorimène. - Arrêtez, arrêtez; il s'agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela? Dorimène. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vôtre, c'est le mien qui en décideront, s'il vous plaÃt. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallèle avec des raisons de cette force-là , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespère d'en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise. Dorimène. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous êtes parti avec votre mère pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est décidé; votre mariage me déplaÃt. Je le passerais à un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-là , je ne saurais; vous êtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient? Rosimond. - Faites-moi donc la grâce d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mère. Dorimène. - La victime! Vous m'édifiez beaucoup, vous êtes un petit garçon bien obéissant. Rosimond. - Je n'aime pas à la fâcher, j'ai cette faiblesse-là , par exemple. Dorimène. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y suppléerai, je parlerai à votre prétendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? Dorimène. - Que nous nous aimons. Rosimond. - Voilà qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous êtes en province, où il y a des règles, des maximes de décence qu'il ne faut point choquer? Dorimène. - Plaisantes maximes! Est-il défendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puérilités qui ne doivent pas arrêter. Je vous épouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-être le vrai moyen de me guérir d'un amour que vous ne méritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser à bout? Allons trouver la compagnie. Dorimène. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là . Mais que vous veut Frontin? Scène VII Rosimond, Dorimène, Frontin Frontin, tout essoufflé. - Monsieur, j'ai un mot à vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. Dorimène. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitié de ce que j'ai à vous dire est contre elle. Dorimène. - Marquis, faites parler ce faquin-là . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai à vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur à tous deux. Dorimène. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, à votre belle Hortense! Dorimène. - Votre belle voilà une épithète bien placée! Frontin. - Je défie qu'on la place mieux; si vous entendiez là -bas comme il se démène, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai déjà compté plus de trente de la dernière conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-là , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appétit qui me désespère; je l'ai laissé comme il en retenait une sur qui il s'était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu'on en eût, ou qu'on n'en eût pas, et j'ai peur qu'à la fin elle ne lui reste. Rosimond et Dorimène, riant. - Hé, hé, hé... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de Dorimène. - Oui, cette main-ci voudra peut-être bien me dédommager du tort qu'on me fait sur l'autre. Dorimène, lui donnant la main. - Il y a de l'équité. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arrière. Dorimène. - Renvoyez cet homme-là , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tourné la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigé, j'étais petit-maÃtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu'il était malhonnête d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n'étais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime à présent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaÃt, je l'ai remarqué, ce n'est que pour être joli homme, que vous la laissez là , et vous ne serez point joli, Monsieur. Dorimène. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaÃt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il là ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'épouse, et je l'épouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilà tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de négliger un coeur tout neuf! cela est si rare! Dorimène. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout à l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. Dorimène. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi? Rosimond. - C'est du même que j'avais perdu. Dorimène. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti là -dessus, je m'en démêlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-même. Dorimène. - On n'a pas besoin de lui là -dedans, il n'y a qu'à laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacité. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derrière cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez l
Astuces et conseils Si vous venez d’étudier en détails le hangeul, il faut maintenant l’apprendre par coeur ! Il n’y a pas de grand secret, mis à part qu’il faut s’entraîner régulièrement. Voici des astuces, pour vous aider 1 Ecrire et encore écrire ! Le premier conseil que je peux vous donner est de vous entraîner à écrire plusieurs fois tous les caractères. Ça vous aidera à les mémoriser, mais aussi à vous entraîner à les écrire correctement. Je vous ai créé une fiche en format PDF à imprimer, pour que vous pussiez vous entraîner à écrire les différents caractères du hangeul. Une petite remarque, je m’en suis rendu qu’à la fin, mais les flèches sont un peu petites. Toutefois, on les voit mieux en version imprimée . 2 S’entraîner à prononcer le hangeul En plus de l’écriture, l’idéal est aussi de s’entraîner à prononcer chaque caractère du hangeul. Je vous conseille donc de rechercher des textes et de les lire tout simplement. Même si vous ne comprenez pas le sens, ce n’est pas très grave. Le principal est vraiment de s’exercer pour que ce soit le plus naturel possible lorsque vous lisez. Vous pouvez par exemple lire des articles de journaux en ligne. 3 Ecouter régulièrement la prononciation des différents caractères. N’hésitez pas à regarder des vidéos où vous pouvez écouter comment on prononce chaque caractère du hangeul. Cette méthode est bien aussi pour les mémoriser. Il existe par exemple des vidéos destinées aux enfants qui sont plutôt bien faites et qui pourront certainement vous aider. Quelques idées de vidéos 1 2 3 4 4 Mettre en place un programme pour apprendre et retenir le hangeul N’hésitez pas à mettre en place un programme par exemple sur 5 jours, pour bien travailler le hangeul. Ça pourrait donner ceci Lundi Etude du hangeul, mardi Ecrire plusieurs fois les différents caractères et les lire à voix haute, mercredi rechercher un ou deux articles et les lire à voix haute, jeudi regarder des vidéos et vendredi Ecrire, lire et écouter les différents caractères. C’était juste un exemple, à vous d’adapter, selon votre facilité d’apprentissage et vos disponibilités. Je vous conseille en tout cas d’essayer d’étudier le hangeul le soir pour mieux mémoriser ce que vous avez appris. J’espère que cet article vous sera utile, si vous souhaitez apprendre l’alphabet coréen. Si vous avez des questions ou bien des astuces et méthodes à partager, n’hésitez pas à nous en parler dans les commentaires !
apprend a ecrire ou apprend a te taire